Séquence péda go gique : Balzac, La Mai son du Chat- qui...

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1 Séquence pédagogique : Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote Balzac La Maison du Chat-qui-pelote Le Livre de Poche, collection « Libretti » n o 14622, 96 pages. Séquence pour une classe de Seconde (objet d’étude : le récit, la nouvelle) « La Maison du Chat-qui-pelote a toujours gardé sa place à l’entrée des Scènes de la vie privée au milieu de tous les remaniements opérés par Balzac. Le titre désigne une enseigne et ce texte est bien une sorte d’enseigne pour toute La Comédie humaine », écrit Michel Butor 1 : par ses thèmes, par sa construction, par son message, elle est en effet une bonne introduction à l’œuvre de Balzac. La nouvelle est courte (environ 70 pages), mais les difficultés de lecture d’un texte ne dépen- dent pas uniquement de sa longueur. Le premier obstacle à franchir est l’exposition de 15 pages qui ouvre le récit : certains élèves éprouvent en effet une véritable phobie pour les descriptions et sont rebutés par les détails techniques, si nombreux chez Balzac. Difficulté supplémentaire : l’examen minutieux des lieux et les portraits détaillés des personnages sont émaillés de réfle- xions du narrateur, tantôt érudites et généralisantes, tantôt ironiques et distanciées. L’action proprement dite ne débute qu’à la page 32, une fois fournies toutes les données sur la situation initiale. Mais on ne saurait résumer sans dommage ce long préambule qui constitue une des marques de fabrique du récit balzacien : il faut donc imaginer une stratégie de lecture qui per- mette aux élèves de sauter l’obstacle (obstacle inexistant dès lors que la vision de l’adaptation filmée précède la lecture), tout en les mettant d’emblée en contact avec le texte. C’est l’objet de la première étape de lecture. On s’arrêtera ensuite sur les pages centrales du récit, c’est-à-dire le retour en arrière et la scène de rencontre. Une fois la lecture de la nouvelle achevée, on étudiera la construction du récit. Enfin, trois synthèses sont ici proposées, accompagnées de lectures ana- lytiques. 1. Michel Butor, Improvisations sur Balzac, Tome III, p. 33.

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1Séquence péda go gique :Balzac, La Mai son du Chat- qui-pelote

BalzacLa Mai son du Chat- qui-peloteLe Livre de Poche, col lec tion « Libretti »no 14622, 96 pages.

Séquence pour une classe de Seconde (objet d’étude : le récit, la nou velle)

« La Mai son du Chat- qui-pelote a tou jours gardé sa place à l’entrée des Scènes de la vie pri vée au milieu de tous les rema nie ments opé rés par Balzac. Le titre désigne une enseigne et ce texte est bien une sorte d’enseigne pour toute La Comé die humaine », écrit Michel Butor1 : par ses thèmes, par sa construc tion, par son mes sage, elle est en effet une bonne intro duc tion à l’œuvre de Balzac.

La nou velle est courte (envi ron 70 pages), mais les dif fi cultés de lec ture d’un texte ne dépen-dent pas uni que ment de sa lon gueur. Le pre mier obs tacle à fran chir est l’expo si tion de 15 pages qui ouvre le récit : cer tains élèves éprouvent en effet une véri table pho bie pour les des crip tions et sont rebu tés par les détails tech niques, si nom breux chez Balzac. Dif fi culté sup plé men taire : l’exa men minu tieux des lieux et les por traits détaillés des per son nages sont émaillés de réfle-xions du nar ra teur, tan tôt éru dites et géné ra li santes, tan tôt iro niques et dis tan ciées.

L’action prop re ment dite ne débute qu’à la page 32, une fois four nies toutes les don nées sur la situa tion ini tiale. Mais on ne sau rait résu mer sans dom mage ce long pré am bule qui consti tue une des marques de fabrique du récit balzacien : il faut donc ima gi ner une stra té gie de lec ture qui per -mette aux élèves de sau ter l’obs tacle (obs tacle inexis tant dès lors que la vision de l’adap ta tion fil mée pré cède la lec ture), tout en les met tant d’emblée en contact avec le texte. C’est l’objet de la pre mière étape de lec ture. On s’arrê tera ensuite sur les pages cen trales du récit, c’est- à-dire le retour en arrière et la scène de ren contre. Une fois la lec ture de la nou velle ache vée, on étu diera la construc tion du récit. Enfin, trois syn thèses sont ici pro po sées, accom pa gnées de lec tures ana -ly tiques.

1. Michel Butor, Impro vi sa tions sur Balzac, Tome III, p. 33.

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(p. 14 à 32, jus qu’à « souf frait donc en silence »).Ce balayage du texte est des tiné à mettre en place les élé ments essen tiels, tant de la nar ra tion que de la fi c tion.

Rap pel des défi ni tionsFic tion : contenu du récit ; les prin ci paux élé ments qui consti tuent l’his toire sont les évé ne ments, les per son nages, le temps, les lieux.Nar ra tion : ensemble des pro cé dés uti li sés pour rela ter ces évé ne ments.

Texte Rele vés et commen taires

Pre mière phrase (p. 14). Entrée dans l’œuvre par la des crip tion de la mai son, une mai son typique de « l’ancien Paris ».Une mai son de l’ancien temps : ancrage dans le passé, motif essen tiel dans la nou velle, qui appa raît dès la pre mière phrase. Voir un peu plus loin, dans la même page : « un toit tri an gu laire dont aucun modèle ne se verra bien tôt plus à Paris ».

Deuxième para graphe jus qu’à « … SUC CES SEUR DU SIEUR CHEVREL » (p. 14-16).

Après le lieu, le temps : « une mati née plu vieuse du mois de mars ». Intro duc tion d’un per son nage : « un jeune homme » qui a « un enthou siasme d’archéo logue » (passé). Le lec teur suit le regard du per son nage, d’abord de bas en haut, puis de haut en bas ; « dédain » pour les par ties infé rieures et atti -rance pour « les mys tères de l’appar te ment » du troi sième étage. Mise en place de l’oppo si tion haut/bas.Des crip tion de l’enseigne de cette « mai son décré pite » qui ren voie au titre de la nou velle : « antique tableau », « comi-que », « gro tesque », « pein ture naïve » de « nos ancêtres » ; insis tance sur la dimen sion du passé.Enfi n appa raît le nom : GUILLAUME.

De « Ce jeune homme… » à « … être impres sionné » (p. 17-18).

Por trait du jeune homme qui « avait aussi ses sin gu la ri tés » : « man teau plissé dans le goût des dra pe ries antiques », « élé -gante chaus sure », « che veux noirs bou clés » à la mode de « l’école de David », « cra vate éblouis sante de blan cheur », « fi gure tour men tée » et pâle, « feu sombre et pétillant » dans « ses yeux noirs », « son front avait quelque chose de fatal », « pas sion » et « grâce lumi neuse ».Tous les élé ments de ce por trait ren voient à l’artiste, mar qué par la mode roman tique : désordre, pas sion, folie, élé gance, goût, lumière.

De « En ce moment, une main… » à « … cachée par un nuage » (p. 19-20).

Por trait de la jeune fi lle : « main blanche et déli cate », « la fi gure […] fraîche comme un de ces blancs calices », « un air d’inno cence admi rable », « ingé nuité de ce visage », « calme de ces yeux », « même grâce, même tran quillité » que les vierges de Raphaël, « sem blable à ces fl eurs de jour » ; yeux bleus levés vers le ciel, puis bais sés « sur les sombres régions de la rue, où ils ren contrèrent aus si tôt ceux de son ado ra teur », pour qui elle est « la plus brillante des étoiles du matin ».

Lec tureUn début

balzacien : étude de l’expo si tion

Lec tureUn début

balzacien : étude de l’expo si tion

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Traits à rele ver : blan cheur, inno cence, grâce, tran quillité.Comme le jeune homme, elle dirige son regard d’abord vers le haut, puis vers le bas.Remar quer la média tion de l’art : la jeune fi lle est l’incar na tion d’une vierge de Raphaël, un modèle pour tableau.

De « Mal gré l’appa rente sim pli cité… » à « … réclament les affaires » (p. 20-22).

Por trait de M. Guillaume, d’abord comme commer çant (« maga sins […] four nis », « rela tions » de grande éten due, « pro bité commer ciale », « rusé négo ciant ») puis comme homme : tout en lui est carré (« sou liers car rés », « habit à pans car rés, à basques car rées, à col let carré »), « bou tons […] rou gis par l’usage », « che veux […] apla tis et pei gnés » qui lui donnent l’air « d’un champ sillonné » ; « ses petits yeux verts […] fl am boyaient » ; « cette fi gure blême annon -çait la patience, la sagesse commer ciale ».Voir p. 23 : « Le chef de la famille Guillaume était un de ces notables gar diens des anciens usages. »Traits mar quants : ordre et éco no mie, sagesse et habi leté, conser -va tion du passé.

De « Aucun bruit… » à « … une régu la rité monas tique » (p. 25-30).

Tableau des mœurs de la mai son Guillaume.Expres sions à rele ver dans la pre mière phrase : « paix de cette mai son solen nelle », « prop reté res pec table », « ordre et éco no mie sévères » ; un peu plus loin, men tion de la « par -ci mo nie » de Mme Guillaume, qui fait régner une « auguste éti quette ».Les commis (pré sen tés déjà p. 18) : le pre mier, Joseph Lebas, orphe lin ; le deuxième et le troi sième n’ont pas de nom.Por trait de Mme Guillaume (p. 27) : « droite sur la ban -quette de son comp toir », « fi gure maigre et longue », « dévo -tion outrée », « sans grâces et sans manières » « bon net à la forme inva riable […] comme celui d’une veuve », « parole brève », « œil clair », « laide ».Par fai te ment assor tie à son mari : éco no mie, ordre.Por traits contras tés des deux fi lles (p. 27-28) :Vir gi nie, 28 ans, même « air dis gra cieux » que sa mère mais deux qua li tés : « douce et patiente ».Augustine, 18 ans, « ne res sem blait ni à son père, ni à sa mère », « petite », « mignonne », « gra cieuse et pleine de can deur ».Toutes deux sont « tou jours modes te ment vêtues ».Édu ca tion (p. 28-29) : « éle vées pour le commerce […] leurs idées n’avaient pas pris beau coup d’éten due » ; leur savoir : « tenir un ménage », connaître « le prix des choses » ; « elles étaient éco nomes », « grand respect aux qua li tés du négo -ciant », « habiles à faire des reprises et à fes ton ner » ; leur « uni -vers » se résume à « l’enceinte de cette vieille mai son patri mo -niale ».Sor ties et réunions minu tieu se ment réglées et « ins crites sur le car net d’échéances de la mai son » : une fête par an et quelques bals.En résumé, jamais rien d’imprévu, « des occu pa tions d’une régu la rité monas tique ».Carac té ris tiques et valeurs de l’uni vers du négo ciant : ordre, éco no mie, rigueur, sagesse, obs cu rité, passé, sim pli cité.

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De « Cepen dant Augustine… » à « … dans la pro fon deur d’un bois » (p. 30-31).

Ori gi na lité d’Augustine : plus haut (p. 28), on lit qu’elle était par fois en proie à une « mélan co lie pas sa gère » ; « âme assez éle vée pour sen tir le vide de cette exis tence » ; « elle sem blait écou ter de loin de confuses révé la tions de cette vie pas sion née qui met les sen ti ments à un plus haut prix que les choses » ; elle rêve, elle a lu deux romans à la mode (voir plus loin, « Augustine : la déracinée »).Oppo si tion sen ti ments/commerce.Dans ce micro cosme, exis tence de « deux pas sions inverses nées dans le silence de ces comp toirs obs curs comme fl eu -rissent des vio lettes dans la pro fon deur d’un bois » : « l’amour violent et res pec tueux » de Joseph Lebas pour Augustine qui l’ignore ; l’amour de Vir gi nie pour Lebas, qui l’ignore.Points communs : sim pli cité, obs cu rité.

Tra vail :• Relire l’ensemble de l’expo si tion.• Avan cer la lec ture de la nou velle jus qu’à la page 39 (« même ins tincti ve ment »).

(après lec ture des pages 32 à 39).La scène de ren contre consti tue un topos roma nesque bien iden ti fi é : Jean Rousset en a dégagé les élé ments consti tutifs et en a construit le modèle dans Leurs yeux se ren contrèrent (Édi tions José Corti, Paris, 1984). Il consacre un cha pitre entier à recen ser les varia tions sur la scène de ren contre dans La Comé die humaine. Balzac, écrit- il, semble s’être « donné pour tâche d’explo -rer toutes les vir tua li tés de la situa tion », en s’écar tant de la tra di tion, par fois très auda cieu se -ment. Dans La Mai son du Chat- qui-pelote, l’ori gi na lité de la ren contre vient de la situa tion asy mé trique des per son nages et de « l’échange par tableau inter posé ».

Compo si tion de la séquence nar ra tive(de « Tel était l’état des choses… » à « … même ins tincti ve ment », p. 32 à 39).• 1er temps : Théodore voit Augustine au fond de « l’obs cure bou tique », au centre d’« un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde » : jeu « de l’ombre et de la lumière », « grâce », « paix », « silence », expres sion de « la nature vraie ». Augustine devient, à ses yeux, l’incar na tion de « ces vierges modestes et recueillies », vues en pein ture à Rome ; « le cercle de feu […] l’illu mi nait d’une manière quasi sur na tu relle » ; elle est « un ange exilé qui se sou vient du ciel ».Coup de foudre : « un amour lim pide et bouillon nant inonda son cœur » (p. 33). Il peint deux tableaux : la scène dans la bou tique, le por trait d’Augustine. « La ren contre est donc pour l’ins -tant à sens unique ; il a vu, il n’a pas été vu » (Jean Rousset).• 2e temps : Les tableaux sont expo sés au Salon. Augustine les voit, se voit, voit l’artiste. Elle comprend qu’elle est aimée ; échange et coup de foudre en retour (voir la Lec ture ana ly tique ci- dessous).• 3e temps : Augustine revient chez elle. Retour bru tal à la réa lité. Les réfl exions terre à terre de M. Guillaume et de Lebas lui font prendre conscience de l’anti no mie entre l’Art et le Négoce (« les arts et la pen sée condam nés au tri bu nal du Négoce » ; « quel vide elle reconnut dans cette noire mai son, et quel tré sor elle trouva dans son âme ! »). Elle est trans for mée : « Augustine aima tout à coup » (p. 39).

« Où est la ren contre ? la seconde phase seule en est une, mais inéga le ment : pre mière vue pour l’héroïne, échange pour l’un et pour l’autre ; ce sont les tableaux peints […] qui pro voquent la seconde » (Jean Rousset). Dans cette longue séquence nar ra tive, si on laisse de côté la remarque ano dine sur la foule qui se presse au Salon, le nar ra teur inter vient très peu, deux fois seule -ment :

Étude de la scène de ren contre

Étude de la scène de ren contre

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• dans la pre mière phase, le por trait d’Augustine est comparé aux « plus beaux por traits de Titien, Raphaël, de Léo nard de Vinci » « dus à des sen ti ments exal tés qui engendrent d’ailleurs tous les chefs- d’œuvre » ; « le peintre a aimé dans la jeune fi lle un modèle, un tableau à peindre » si bien que « le détour pic tu ral qui a per mis la ren contre l’a en même temps faus sée » (Jean Rousset).• dans la troi sième phase, le nar ra teur sou ligne l’écart entre les amou reux : « Inca pable de devi -ner les rudes chocs qui résultent de l’alliance d’une femme aimante avec un homme d’ima gi na -tion, elle crut être appe lée à faire le bon heur de celui- ci, sans aper ce voir aucune dis pa rate entre elle et lui. » Cette phrase pro nos tique l’échec, dû à la fois au mal en tendu ori gi nel et à l’appar te -nance des per son nages à deux sphères tota le ment étran gères l’une à l’autre1.

(de « La jeune fi lle péné tra donc… » à « … puis sances inconnues. », p. 36-38).

Moda li tés de la ren contre• Un dis po si tif ori gi nal : la scène, presque muette, se passe au milieu de la foule, avec un témoin poten tiel le ment gênant, Mme Roguin, qu’il faut écar ter, neu tra li ser pour qu’elle ne voie ni le por trait ni son auteur.• Foca li sa tion : le nar ra teur pri vi lé gie le point de vue d’Augustine, du début à la fi n de la scène.• Trois étapes, scan dées par les mou ve ments d’Augustine que le jeune homme suit à tra vers le Salon :

- décou verte du por trait et paroles brû lantes du peintre : « fi gure enfl am mée du jeune pein-tre » ; décla ra tion d’amour dite à l’oreille : « vous voyez ce que l’amour m’a ins piré » ; fuite ;

- décou verte du tableau de genre et échange non ver bal : « fi gure exta tique du jeune artiste » ; Augustine prend l’ini tiative de l’échange en met tant « un doigt sur ses lèvres » ; réponse par un signe de tête » : « elle était comprise » ; nou velle fuite ;

- révé la tion : « elle était aimée » : le « jeune homme res plen dis sant de bon heur et d’amour » l’accom pagne jus qu’à la voi ture de sa cou sine.Le rythme se fait de plus en plus hale tant, comme le trouble et les émo tions qui s’emparent de la jeune fi lle et la conduisent de la peur à la jouis sance ; quand ils se séparent, la symé trie entre les jeunes gens est réta blie : réci procité de l’amour.

Un « moment de folie » pour Augustine• « Un chaos de sen sa tions »

- crainte et trem ble ments de la « timide créa ture » : la pre mière réac tion d’Augustine, en se voyant peinte et expo sée à la vue de tous, est la peur (« elle eut peur » ; « un fris son la fi t trem bler » ; « ses yeux effrayés » ; elle est « épou van tée » par les paroles d’amour) ; seule action pos sible : la fuite (« elle trouva un cou rage sur na tu rel ») ; sen ti ment de culpa bi lité : se croit « cri -mi nelle », « craintes » d’être sous « l’empire du démon » ;

- le réveil de « puis sances inconnues » ; abon dance des termes qui cherchent à cer ner les effets phy siques de la décou verte de l’amour ; le corps parle haut et fort : « un bra sier dans le corps », « une espèce d’eni vre ment », « jouis sance inconnue qui vivi fi a tout son être », « ivresse », « trou-ble », « pal pi ta tions pro fondes », « sang plus ardent » ; « jouis sance inconnue », « puis sances inconnues », « une irri ta tion toute nou velle » : l’insis tance sur l’inconnu et sur la nou veauté des sen sa tions pour l’inno cente jeune fi lle signale les conno ta tions sexuelles de tout ce pas sage ; Augustine est « [livrée] à la nature ».

1. Cette ana lyse résume les pages 56-57 de l’ouvrage de Jean Rousset.

Lec ture ana ly tique no 1 : le récit d’un

coup de foudre

Lec ture ana ly tique no 1 : le récit d’un

coup de foudre

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Une méta mor phoseElle commence à sur mon ter sa pas si vité : elle « écouta la voix élo quente de son cœur », « regarda plu sieurs fois le jeune peintre », et dans l’échange de regards, elle « laisse paraître son trouble ».

Moment de gloire pour tous les deux : elle, auréo lée de sa « beauté » et de sa « pudeur », lui « dont le nom est sur toutes les lèvres » ; d’où peut- être aussi une jouis sance d’amour- propre : elle a conscience de faire le bon heur d’un grand artiste (« talent », immor ta lité ») ; on pense au pre mier titre de la nou velle, Gloire et mal heur : la gloire d’Augustine sera éphé mère comme les « pas sa gères images ».

Révé la tion : « elle était aimée ! » ; la ponc tua tion témoigne qu’il s’agit de style indi rect libre, assez rare chez Balzac (confi r ma tion que c’est le point de vue d’Augustine qui domine dans tout le pas sage). Fin : retour sur les paroles ardentes du début ; la crainte a fait place à « une jouis -sance proche de la dou leur ».

Augustine n’est plus la même, elle sort trans for mée de cette visite au Salon.

Conclu sionAugustine est sor tie de sa chry sa lide. S’ouvre à elle un monde de gloire et de pas sion.

Théodore, amou reux de son modèle, pose sur la jeune fi lle un regard de peintre : il remarque « l’incar nat des joues », « les contrastes avec la blan cheur de sa peau ».

L’amour nais sant est fondé de part et d’autre sur une illu sion lourde de consé quences pour l’ave nir : chez Balzac, la ren contre contient sou vent en germe la suite de l’aven ture.

Tra vail :• Finir la lec ture de la nou velle.• Repérer les indi ca tions tem po relles et déga ger la construc tion du récit.

Rap pel : le rythme nar ra tif1

Le rythme nar ra tif est déter miné par le rap port qui s’éta blit entre le temps de la fi c -tion et le temps de la nar ra tion. Le temps de la fi c tion emprunte à la vie réelle ses ins -tru ments habi tuels de mesure : heures, jours, sai sons, années et s’exprime en durée, alors que le temps de la nar ra tion se mesure en pages.On dis tingue plu sieurs mou ve ments nar ra tifs :- la scène : la lon gueur de la nar ra tion et la durée de la fi c tion sont à peu près équi va -lentes (dia logues) ;- le résumé ou som maire : la nar ra tion rend compte en peu d’espace d’une période plus ou moins longue d’une fi c tion ;- la pause : le temps de la fi c tion est comme sus pendu par le trai te ment nar ra tif ; c’est le cas dans les des crip tions ou dans les digres sions ;- l’ellipse : une durée, déter mi née ou non de la fi c tion, est pas sée sous silence.

La construc tion du récit

La construc tion du récit

Une longue expo si tion (p. 14 à 32 : 18 pages, soit le quart de l’ensemble) ; début énig ma tique : le per son nage intro duit à la pre mière page n’est pas nommé. Aucune date pré cise ne fi gure dans le récit, mais par recou pe ment, on a pu situer le début de la nou velle au mois de mars 1811 (voir note 6, p. 42).

Retour en arrière (p. 32 à 39 : 7 pages) sur la ren contre : huit mois aupa ra vant (p. 34), Théo-dore voit Augustine dans la bou tique, puis la ren contre prop re ment dite a lieu au Salon.

1. Coll. « Par cours de lec ture », no 22, Édi tions Bertrand- Lacoste, Paris.

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Reprise du récit et accé lé ra tion : deux séries de scènes sépa rées par des résu més.• Un dimanche après les quinze jours d’inven taire (p. 43 à 58 : 15 pages) :

- scène entre M. Guillaume et Joseph Lebas (qui proquo digne de Molière) ;- scène à la messe ;- scène avec Mme Roguin ;- arri vée de Théodore et conclu sion des deux mariages.

• Som maires qui résument « trois ans » : le mariage, une année de bon heur, puis deux ans de lente dégra da tion (p. 58-66 : 8 pages).• La des cente aux enfers d’Augustine (p. 66-85 : 19 pages) : lutte inégale contre la duchesse de Carigliano ; Augustine a 21 ans, la duchesse, 36.Seconde série de scènes :

- visite chez les Lebas ;- visite chez les parents Guillaume ;- visite à la duchesse ;- scène vio lente avec Théodore ;- scène pathé tique avec Mme Guillaume.

Dénoue ment de la nou velle (1/2 page)Ellipse de 6 ans et fi n bru tale : mort d’Augustine à 27 ans.

Dans ce pre mier récit, Balzac met au point un type de construc tion qu’il réuti li sera dans de nom breux romans : long pré am -bule, action res ser rée, fin rapide et sans fio ri tures. Les scènes forment l’essen tiel de la par tie cen trale : scènes drôles ou joyeuses du « mémo rable dimanche » (p. 58), scènes de plus en plus dou lou reuses quand les yeux d’Augustine sont enfin des sillés. Les deux ensembles, de volume à peu près iden tique, sont sépa rés par le récit des trois ans écou lés depuis le mariage ; on remarque que ces 7 pages de résu més équi librent les 8 pages de la ren contre : la mon tée rapide vers le bon heur et la lente des cente vers le mal heur occupent le même espace dans le récit.

Syn thèses1

Les trois pre mières lec tures ana ly tiques suivent le fil du récit et le par cours d’Augustine, de la ren contre à la mort. Pour l’expli -ca tion de texte no 4, on revient sur un pas sage anté rieur. Ce choix s’explique par l’orien ta tion de la der nière syn thèse, qui porte sur le dis cours de l’œuvre et pro pose une réflexion sur la vision balzacienne du monde : la lec ture ana ly tique se place dans cette perspec tive et per met de clore la séquence sur le conflit des valeurs dans la nou velle.

Le jeu des oppo si tionsDès la pre mière page se met en place, d’abord de manière spa tiale, l’oppo si tion haut/bas qui struc ture l’ensemble de la nou velle. Au fi l du texte, l’anti thèse devient socio cultu relle, pour em-ployer le voca bu laire de notre époque, et défi nit deux uni vers anti thétiques et qui ne peuvent en aucun cas se rejoindre. La sphère infé rieure est celle du commer çant, la sphère supé rieure celle de l’artiste et/ou de l’aris to cra tie, sphère de droit à laquelle donne accès la nais sance. L’uni vers de l’aris to crate et celui de l’artiste ne coïn cident pas exac te ment : les sen ti ments, la folie, la pas sion carac té risent l’artiste mais pas la duchesse de Carigliano.

En pro lon geant les rele vés des pre mières pages, on peut sché ma ti ser le réseau d’oppo si tions qui se tisse entre les deux « sphères ». Dans tous les romans balzaciens on retrou vera ces contras-tes signi fi ca tifs, ces sys tèmes de valeurs oppo sés, qui fonc tionnent comme un prin cipe constant cher chant à rendre intel li gible la complexité du monde.

1. Ces syn thèses doivent beau coup à l’article de Max Andréoli (Année balzacienne 1972), cité dans la biblio gra phie p. 94.

Le choc de deux uni vers

Le choc de deux uni vers

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Bas Haut

Négo ciant Artiste

Bour geoi sie Aris to cra tie

Commerce Sen ti ments

Éco no mie Mépris de l’argent Mépris de l’argent

Ordre Désordre Désordre

Passé Présent Présent

Tran quillité Mou ve ment Mou ve ment

Obs cu rité Lumière Lumière

Sagesse Folie

Mariage Pas sion

Sim pli cité Arti fi ce

Dévoue ment Égoïsme Égoïsme

Réel Art

Nature Culture Culture

Les deux sphères ne parlent pas la même langue : deux exemples illus trent la pro fon deur du fossé qui les sépare :• l’équi voque sur le terme de « peintre » (p. 48) lors du dia logue entre Augustine et Joseph Lebas, sur le che min de la messe : « – Que dites- vous de la pein ture ? C’est là un bel état. – Oui, je connais un maître peintre en bâti ment, mon sieur Lourdois, qui a des écus. »• l’équi voque sur le mot « dra pe rie » (p. 55), dans le dia logue entre M. Guillaume et Théodore. Ce der nier parle de l’effet de dra pe rie dans les tableaux et voilà ce que lui répond son futur beau- père : « Vous aimez donc la dra pe rie […] tou chez là mon jeune ami. Puisque vous esti mez le commerce, nous nous enten drons. »Dans un cas comme dans l’autre, le mal en tendu est total : d’un côté, il s’agit d’art, de l’autre, on parle argent (voir p. 85 et Lec ture ana ly tique no 4).

Tra vail :• Déve lop per par l’étude du texte quelques- unes des oppo si tions ci- dessus.• Rele ver les emplois du mot « sphère » dans l’ensemble de la nou velle.

Le sys tème des per son nages

Les bou ti quiers : sphère du bas

La famille Guillaume :M. Guillaume/Joseph Lebas, le commis (proche d’abord d’Augustine, il rentre par son mariage dans l’uni vers de la famille Guillaume).

Mme Guillaume/Vir gi nieAugustine

Les aris to crates : sphère du haut

La duchesse de Carigliano : la grande dame hau -taine et fri vole, sans cœur, type récur rent dans l’uni vers balzacien.D’Aiglemont : appa ri tion rapide, mais son por -trait en fait un per son nage symé trique de la duchesse.

Théodore de Sommervieux : artiste et de plus, aris to crate (c’est la par ti cule qui emporte l’adhé -sion des bour geois aspi rant à « mon ter » dans la société).

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Aucun point de contact entre les deux uni vers ou « sphères », selon le terme balzacien ; c’est par hasard que Théodore a décou vert la bou tique du Chat- qui-pelote et il n’a aucune chance d’y péné trer sans une aide exté rieure : « cet étrange jeune homme devait être aussi curieux pour les commer çants du Chat- qui-pelote que le Chat- qui-pelote l’était pour lui » (p. 17) ; il contemple M. Guillaume, « le patriarche de la dra pe rie comme Humboldt dut exa mi ner le pre mier gym -note élec trique qu’il vit en Amérique » (p. 22). Pour Mme Guillaume, les mœurs de Théodore, devenu son gendre, paraissent aussi « inouïes » que celles des sau vages du Canada dans les récits du baron La Hontan (voir p. 69).

Le pas seur entre les deux sphères : Mme Roguin.Mme Roguin joue les inter mé diaires entre Théodore et Augustine. Elle est, dit- elle, « la colombe » qui vient dans l’arche de Noé « avec la branche d’oli vier ». Elle appar tient par sa nais sance à la sphère du bas, mais intro duite par son mariage dans les cercles aris to cra tiques, elle se fl atte désor mais d’avoir sa place dans la sphère du haut ; cepen dant, l’insis tance sur la valeur mar chande des tableaux (« Cela vaut au moins six mille francs ») tra hit ses ori gines. Ni par l’esprit, ni par l’édu ca tion, elle n’a rejoint le monde auquel elle aspire. La reprise iro nique par le nar ra teur du terme « colombe » (« reprit la colombe ») sou ligne la pré ten tion ridi cule du per son nage, aveu glé par la vanité. Tout ce qu’elle annonce sera infi rmé par la suite : « Va, ma petite, tu seras heu reuse » (p. 52-53).

Une loi balzacienne : osmose entre le per son nage et son cadre de vie.Le per son nage balzacien se refl ète dans son cadre de vie et réci pro que ment, selon la loi énon -cée dans Le Père Goriot à pro pos de Mme Vauquer : « Toute sa per sonne explique la pen sion, comme la pen sion implique sa per sonne. »

Dans notre nou velle, rien ne peut mieux illus trer à la fois cette loi et le jeu des oppo si tions que la compa rai son entre deux des crip tions : le salon des Guillaume, le bou doir de la duchesse.

On connaît depuis l’expo si tion les époux Guillaume, ainsi que la vieille mai son du Chat- qui-pelote, aus tère et déla brée, en par fait accord avec leur sta tut de mar chands dra piers ; une fois reti -rés des affaires, ils habitent dans « l’antique hôtel de la rue du Colom bier » qu’ils ont amé nagé à leur image. La des crip tion de l’hôtel de Carigliano pré cède l’appa ri tion de la duchesse et en est comme la pré fi gu ra tion.

( - p. 68-69, de « Depuis que son mari… » à « … le vide lui sem blait hor rible ».- p. 74-75, de « Quand elle par vint aux petits appar te ments… » à « … ce fut lettres closes ».)

Le relevé des carac té ris tiques fait appa raître une oppo si tion presque terme à terme.• Hôtel des Guillaume :

- désordre sans goût : « appar te ments encom brés », « meubles sans goût », « bazar » ;- richesse osten ta toire : « orne ments d’or et d’argent », meubles « d’une valeur cer taine »,

« richesse » ; « on eût dit que Mon sieur Guillaume avait eu en vue de faire un pla ce ment d’ar-gent jusque dans l’acqui si tion d’un fl am beau ».

- « éco no mie et pro di ga lité » : seul objet de « vraie » valeur, le tableau de Sommervieux n’est pas appré cié comme œuvre d’art, mais comme « image de leur ancienne exis tence » et n’est donc pas à sa place.En résumé : un appar te ment typique de bour geois, nou veaux riches.• Appar te ments de la duchesse :

- désordre plein de charme : « le désordre était une grâce » ;- dédain de l’argent : « le luxe affec tait une espèce de dédain pour la richesse » (voir plus haut

p. 74, pro fu sion des fl eurs en hiver) ;- raf fi ne ment et « séduc tion » : « volup tueuse dis po si tion des meubles, des dra pe ries et des

étoffes ten dues », « douce atmo sphère », vue sur les jar dins ; har mo nie.En résumé : rien n’est natu rel mais « le cal cul ne s’y sen tait point ».

Lec ture ana ly tique no 2 : étude

compa rée de deux pas sages

Lec ture ana ly tique no 2 : étude

compa rée de deux pas sages

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Adé qua tion du lieu avec ses habi tants• Le lec teur n’a aucun mal à mettre en rap port ce pas sage avec ce que l’on sait des époux Guillaume, qui consi dèrent tout sous l’angle du commerce, y compris les œuvres d’art (valo ri -sa tion de l’argent, mau vais goût, nos tal gie pour le passé). Augustine elle- même décrypte par fai -te ment ce qui s’offre à sa vue : le salon des Guillaume a « une sen teur de vieillesse et de médio -crité » ; ses parents : « deux êtres échoués sur un rocher d’or », menant « une vie agi tée quoique sans mou ve ment », une « exis tence méca nique et ins tinctive ».• À l’inverse, elle a beau comprendre que « le génie de la maî tresse de ces appar te ments res pi rait tout entier dans le salon », et « tâcher de devi ner le carac tère de sa rivale », le lieu a « quelque chose d’impé né trable dans le désordre comme dans la symé trie » ; le déchif fre ment est impos -sible à la « simple Augustine », ce qui s’explique un peu plus loin (p. 75-76), quand on lit le por -trait de la duchesse, qu’on ne connaît encore que de nom : une « enchan te resse » « volup tueu se -ment cou chée », « posée comme une sta tue antique », mise en valeur par « la cou leur fon cée du velours », par « un demi- jour, ami de sa beauté », par « les têtes embau mées » de « fl eurs rares ». Comme dans la déco ra tion de l’appar te ment, rien n’est laissé au hasard ; tout tra hit la mise en scène, le règne de l’arti fi ce.

Conclu sionLes Guillaume et la duchesse sont dans leurs appar te ments comme l’huître dans sa coquille ; mais à Augustine, ce confort est refusé : une fois sor tie de la sphère du bas, elle ne peut y retour -ner et elle ne sera jamais de plain- pied dans la sphère du haut.

Tra vail :• Étu dier la méta phore mari time fi lée tout au long du texte pour dési gner la mai son du

Chat- qui-pelote et ses habi tants.

L’Intro duc tion géné rale aux Études de mœurs de Félix Davin (qui a pro ba ble ment écrit sous la dic tée de Balzac) résume ainsi la nou velle : « une mésal liance entre un capri cieux artiste et une jeune fi lle au cœur simple ».

Augustine : la déra ci néeUne place à part dans la sphère commer çantePre mière nota tion concer nant Augustine : « elle ne res sem blait ni à son père, ni à sa mère » (p. 28), et l’on peut ajou ter ni à sa sœur ; sa beauté (voir por trait p. 19), digne des vierges de Raphaël, la met à part du reste de la famille. Mais c’est aussi par l’esprit et l’humeur qu’elle s’en dis tingue : « Augustine avait reçu du hasard une âme assez éle vée pour sen tir le vide de cette exis tence » (voir oppo si tion haut/bas) ; elle étouffe dans « ce silence de cloître » et pressent qu’il existe autre chose que le commerce : « une vie pas sion née qui met les sen ti ments à un plus haut prix que les choses » (p. 30-31).

Expli ca tion pos sible : elle a lu en cachette deux romans sen ti men taux qui ont contri bué à « déve lop per ses idées » ; comme plus tard Emma Bovary, sa sen si bi lité en a été mar quée pro fon -dé ment, d’où ses accès de « mélan co lie pas sa gère » (p. 31). Insa tis faction et « dés ir vague » la rendent récep tive au nou veau, prête au chan ge ment.

L’impos sible fran chis se mentPar son mariage, elle devient Mme de Sommervieux, mais Balzac la nomme rare ment ainsi ; en fait, elle est res tée Augustine, la petite fi lle naïve et igno rante de la mai son du Chat- qui-pelote : « elle ne pensa pas à prendre les manières, l’ins truc tion, le ton du monde dans lequel elle devait vivre » (p. 60). Dans les dîners, elle ne sait pas « reconnaître » ce qui est « légè reté », « plai san -te rie », elle « gêne » par son « esprit de défi ance » (p. 62) ; entre elle et Théodore, un « voile » s’ins talle « qui devait s’épais sir de jour en jour » (p. 63) : quand « la teinte brillante de leur lune de miel s’étei gnit » (p. 64), les bar rières invi sibles qui séparent leurs mondes se dressent entre

Un drame de la mésal liance

Un drame de la mésal liance

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eux. L’évo lu tion de Théodore et d’Augustine suit une tra jec toire inverse qui les éloigne de plus en plus l’un de l’autre.

Le mal heur d’Augustine vient de sa luci dité tar dive : « elle reconnut trop tard qu’il est des mésal liances d’esprit aussi bien que des mésal liances de mœurs et de rang » (p. 64). Elle opère un dou lou reux retour sur elle- même et prend conscience de son insuf fi sance, de son édu ca tion ratée ; « elle tenta de chan ger son carac tère, ses mœurs et ses habi tudes ». Entre prise hors de sa por tée : « la légè reté de l’esprit et les grâces de la conver sa tion sont un don de la nature ou le fruit d’une édu ca tion commen cée au ber ceau » (p. 65). Ses efforts pour se his ser à la hau teur de son mari sont pathé tiques mais vains.

Elle est condam née à n’être plus à sa place nulle part : « la poli tique astu cieuse des hautes sphères sociales ne conve nait pas plus à Augustine que l’étroite rai son de Joseph Lebas, ni la niaise morale de Madame Guillaume » (p. 81-82).

Une grande amou reuseDès la ren contre, l’amour a pris pos ses sion de tout son être : une fois mariée, « la féli cité de l’amour la [rend] brillante » (p. 59) et « la pas sion semble être son élé ment » (p. 60).Quand « la scène change » (p. 61), elle accepte sans murmu rer les cha grins, la dou leur qui lui vient de l’être aimé : « elle eut assez d’amour pour l’absoudre et pour se condam ner » (p. 64). Pour que sa famille ne s’en prenne pas à Théodore, elle ravale ses larmes et cache ses mal heurs. Elle refuse toute idée de sépa ra tion : « elle ne vou lait pas se sépa rer de son mari, dût- elle être dix fois plus mal heu reuse encore » (p. 73).

Mal gré les humi lia tions subies, mal gré le désamour de son mari à son égard, Augustine ne cesse pas de l’aimer : « J’adore mon mari, madame. Deux ans de larmes n’ont point effacé son image de mon cœur, quoique j’aie perdu le sien », dit- elle à la duchesse (p. 77). Elle lutte pour sa pas sion et a l’audace inouïe d’une démarche auprès de la duchesse : la « timide Augustine » met de côté son amour- propre et, toute honte bue, dans l’espoir de reconqué rir son mari, elle s’humi lie devant sa rivale, sans se rendre compte que la duchesse fait d’elle l’ins tru ment de sa ven geance.

À la fi n du récit, bafouée, reje tée, elle atteint « le seul sublime qu’elle connût », « le sublime du cœur » (p. 61) et trouve en elle « cette patiente rési gna tion qui, chez les mères et les femmes aimantes, sur passe, dans ses effets, l’éner gie humaine et révèle peut- être dans le cœur des femmes l’exis tence de cer taines cordes que Dieu a refu sées à l’homme » (p. 85-86). Cette phrase place Augustine dans la lignée des grandes amou reuses balzaciennes qui se recrutent dans toutes les classes de la société : des aris to crates comme la duchesse de Lan geais, dans le roman du même nom, ou Louise de Chaulieu (Mémoires de deux jeunes mariées), aux « fi lles » qui se donnent corps et âme, Coralie (Illu sions per dues), Esther (Splen deurs et misères des cour ti sanes), en pas sant par les bour geoises, par exemple Clé mence Desmarets (Ferragus). Toutes souffrent ou meurent sans murmu rer pour ou par celui qu’elles aiment.

Théodore : la figure de l’artisteUn grand artisteDans le por trait d’Augustine par Théodore, on reconnaît une œuvre de Girodet, peintre roman -tique que Balzac admi rait. Sommervieux est donc assi milé à ce grand artiste, rap pro che ment fl at teur quoiqu’un peu étrange, puisque le « vrai » Girodet est présent dans la fi c tion. Comme tous les grands artistes, Théodore est un « voyant » : dans le spec tacle de la famille Guillaume à table, il « voit » l’œuvre qu’il va réa li ser et c’est un « tableau de l’école hol lan daise » que nous décrit Balzac (p. 32), de la compo si tion à l’éclai rage de la scène (clair- obscur : « vives oppo si tions entre l’ombre et la lumière »). Au centre du tableau, Augustine, illu mi née « d’une manière quasi sur na tu relle » : Théodore trouve en elle le modèle idéal, à la fois vierge de Raphaël et expres sion de « la nature vraie ». Girodet ne s’y trompe pas et sait décou vrir dans les deux tableaux une ins -pi ra tion dont le prin cipe créa teur est la pas sion, comme les chefs- d’œuvre des maîtres ita liens de la Renais sance « dus à des sen ti ments exal tés » (p. 34).

Cepen dant, de l’ate lier de Sommervieux, déserté pen dant la sai son de l’amour, ne sor tira plus aucun chef- d’œuvre, comme s’il avait trahi son génie en confon dant enthou siasme esthé -tique et amour, puis en expo sant les tableaux, ce qui équi vaut à pros ti tuer son cœur.

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Un mon dain égoïsteAprès une année d’amour fou, c’est la fi n de la cris tal li sa tion et le retour à la vie mon daine et fri vole : il « sen tit un matin la néces sité de reprendre ses tra vaux et ses habi tudes », « il retourna cher cher quelques dis trac tions dans le grand monde » (p. 60). Il renoue avec la duchesse de Carigliano et son rap port à Augustine ne se fonde plus que sur la « jouis sance d’amour- propre » qu’il éprouve en par cou rant les salons avec une « belle femme, objet d’envie et d’admi ra tion » (p. 60). Jouis sance gâchée par le manque d’édu ca tion d’Augustine : le mon dain ne peut par -don ner les bles sures de vanité et ne cherche pas à aider sa femme à le rejoindre. « Le ban deau […] épais […] qui cou vrait les yeux du jeune homme » (p. 55) s’est dénoué et la réa lité de son union lui appa raît : sa femme « mar chait terre à terre dans le monde réel, tan dis qu’il avait la tête dans les cieux » ; « elle n’habi tait pas sa sphère » (p. 61). Cette révé la tion condamne Augustine : elle n’est plus rien pour lui, si ce n’est un objet de risées ; il se venge sur elle de son mau vais choix et démontre par là son absence de géné ro sité, sa séche resse de cœur, sa médio -crité humaine.

« Les besoins d’une âme forte » (p. 61)Pour tant Balzac, si prompt à dénon cer les insuf fi sances du cœur, ne le condamne pas vrai ment, ou du moins lui trouve des cir constances atté nuantes. L’artiste est un être à part, plein de contra dic tions, à juger dans sa caté go rie. Sa folie – motif déjà présent dans le por trait qui est fait de lui p. 17-18 – n’est pas la folie ordi naire, mais fait par tie de la pano plie de l’artiste (bien des artistes dans La Comé die humaine fi nissent fous, à commen cer par Frenhofer dans Le Chef- d’œuvre inconnu). Ses tra vers natu rels – la vanité, l’égoïsme, le besoin de liberté, le manque d’« esprit de suite »1 – ne s’accom modent pas des contraintes de la vie sociale. La gran deur du génie est incom pré hen sible au bour geois, d’où « l’impos si bi lité de par ve nir à faire bien juger les hommes supé rieurs par des esprits faibles » (p. 73).

Les inter ven tions du nar ra teur dans les pages 60 à 62 plaident pour l’artiste : « la poé sie, la pein ture, et les exquises jouis sances de l’ima gi na tion pos sèdent sur les esprits éle vés des droits impres crip tibles ». Comment ne pas se déta cher d’une femme qui ne sait pas appré cier l’art ? Devant ses cro quis, Théodore « [l’entend] s’écrier comme eût fait le père Guillaume : “ C’est bien joli ! ” » et devine qu’elle n’est ani mée que par « la croyance sur parole de l’amour ». Il est bien dif fi cile à l’artiste de trou ver un par te naire à sa taille, et pour une femme, c’est le mal heur assuré : « Nous autres femmes, nous devons admi rer les hommes de génie, en jouir comme d’un spec tacle, mais vivre avec eux ! jamais » (p. 79), comme le dit crû ment la duchesse de Carigliano.

Théodore ne repa raî tra pas dans La Comé die humaine : peut- être parce que Balzac lui a refusé ce qui fait le véri table génie : l’union du talent et de la valeur morale.

(de « Sur les huit heures du matin… » à la fi n, p. 85-86)Situa tion : paroxysme de la vio lence dans la scène qui pré cède avec Théodore (« ivresse de la colère », actes de « démence », p. 85) ; en face, Augustine vic time pas sive, en proie à la ter reur ; ellipse de la nuit qui suit : on retrouve Augustine au petit matin.Le pas sage comporte deux par ties, sépa rées par une ellipse de six ans : scène avec sa mère ; hom -mage à une « mar tyre igno rée ».

Scène avec la mère• Tableau d’Augustine devant son por trait en miettesUne longue phrase peint Augustine dans une atti tude pathé tique : « pâle », « les yeux rouges », « coif fure en désordre » ; témoi gnage de la vio lence de Théodore : « toile déchi rée », « cadre mis en pièces » ; la des truc tion du por trait est une méta phore de la des truc tion de la jeune femme : Théodore l’a tuée sym bo li que ment.

1. Expres sion uti li sée par Balzac dans un article sur les artistes, paru en 1830 comme la nou velle.

Lec ture ana ly tique no 3 : « la der nière

scène d’un drame »

Lec ture ana ly tique no 3 : « la der nière

scène d’un drame »

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• « Dia logue » entre la mère et la fi lle :- quasi- monologue de Mme Guillaume : parole enva his sante et déca lée.

Médio crité triom phante : por trait d’Augustine ramené à sa res sem blance avec le modèle ; équi -va lence avec le peintre du bou le vard et à meilleur mar ché ; le tableau est ravalé au rang d’objet mar chand (oppo si tion art/commerce).C’est aussi une sorte de revanche : Mme Guillaume avait donc bien jugé Théodore (« ne t’ai- je pas déjà dit que cet homme- là était un fou ? », « un véri table monstre », p. 85).Aucune intui tion : elle « méconnut l’expres sion du regard que lui jeta sa fi lle » ; « je devine tout ! », au moment où elle ne comprend rien (ni à l’art ni aux sen ti ments) ; « viens me confi er tes cha grins, je te conso le rai » (p. 85).

- mutisme d’Augustine, acca blée.Seule parole : « Ah, ma mère ! » ; elle est comme dans un au- delà de la souf france : « implore un moment de silence » ; Augustine ne lutte plus, comme si elle était déjà morte ; « la nuit ter rible » l’a trans for mée ; elle accepte « le mal heur » et le sacri fi ce : « patiente rési gna tion ».Commen taire du nar ra teur qui sonne comme une pre mière orai son funèbre : Augustine, deve -nue une mar tyre de l’amour, sort de l’huma nité ordi naire (« sur passe l’éner gie humaine », « cordes que Dieu a refu sées à l’homme », p. 85-86).

Hom mage post humeEllipse de six ans : au lec teur d’ima gi ner le long mar tyr d’Augustine, exi lée de son seul para dis, l’union avec Théodore ; la mort est la seule issue.Aucun détail sur les cir constances de la mort : on passe direc te ment à l’évo ca tion de sa tombe au cime tière. L’humi lité d’Augustine, dans la vie, se pour suit dans la mort : les « simples lignes » de l’ins crip tion ne comportent que la men tion de son âge ; elle est pro mise à l’oubli. Seul être à se sou ve nir de « cette timide créa ture », un ami « ano nyme », sorte de porte- parole de Bal-zac qui tire la leçon de la tra gé die d’Augustine : trop faible pour les « puis santes étreintes du génie » (p. 86). Voir La Recherche de l’absolu : « Un grand homme ne peut avoir ni femme, ni enfants ».Les der nières lignes consti tuent une épi taphe poé tique qui reprend la méta phore de la fl eur uti li -sée plu sieurs fois pour Augustine (voir p. 19, p. 77) ; on retrouve le jeu des oppo si tions « hum-bles et modestes fl eurs », « val lées »/« cieux », « orages », « soleil brû lant » (oppo si tion haut/bas, lumière/obs cu rité) ; Augustine morte pour avoir tenté d’échap per à sa sphère.Conclu sion : fi n ramas sée, rapide, très balzacienne, comme dans une nouvelle postérieure, La Femme aban don née (1832).

Tra vail pré pa ra toire à la 3e syn thèse :• Repérer et ana ly ser les inter ven tions du nar ra teur.• Quel juge ment le nar ra teur porte- t-il sur ses per son nages ?

Que nous dit la nou velle sur la ques tion du mariage ?Quelle vision du monde se dégage de La Mai son du Chat- qui-pelote ?

Rap pel : le dis cours de l’œuvreDis tin guer le dis cours de l’œuvre du ou des thèmes : des œuvres qui ont le même thème n’en pré sentent pas for cé ment la même vision.Comment déga ger ce qui consti tue le dis cours d’une œuvre ?La visée argumentative du récit s’exprime :- dans le sens du dénoue ment et des des ti nées des per son nages- dans les inter ven tions du nar ra teur, directes (prises de posi tion, énon cés de véri tés géné rales, de lois, etc.) ou indi rectes (juge ments sur les per son nages, ou prises de posi -tion d’un per son nage porte- parole du nar ra teur).

Le dis cours de l’œuvre

Le dis cours de l’œuvre

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Balzac a placé en tête de La Comé die humaine les « Scènes de la vie pri vée » : « tour nant toutes autour du thème du mariage, elles ont une por tée morale immé diate, elles cherchent à éclai rer la jeu nesse et à lui évi ter de fatales erreurs » (Michel Butor).

Le des tin des per son nagesLa morale qui se dégage du récit frappe par sa sim pli cité : il faut obéir à ses parents ; « Augustine est mal heu reuse pour avoir méconnu l’expé rience pater nelle » (Félix Davin). Les « axiomes favo -ris » de M. Guillaume illus trent par des images cocasses le dan ger qu’il y a à sor tir de sa sphère sociale : « on était tôt ou tard puni d’avoir voulu mon ter trop haut » ; « un mari qui par lait grec et la femme latin ris quaient de mou rir de faim » ; « il compa rait les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine, dont la soie fi nis sait tou jours par cou per la laine » (p. 54). Ainsi, Joseph Lebas doit- il se rési gner à épou ser Vir gi nie qu’il n’aime pas, Vir gi nie à être épou sée sans amour. Or, ce mariage décidé par les parents au nom de l’inté rêt commer cial fait le bon heur de Vir gi nie : « bon heur égal, sans exal ta tion, il est vrai, mais sans orages » ; « en ne ren contrant pas dans son mari un amour exces sif, la femme s’était appli quée à le faire naître », ce qui est « un gage de durée » (p. 67). Le mou ve ment s’effec tue en sens inverse pour Augustine, qui n’a pas écouté son père : un an d’amour fou, puis deux ans de lente dégra da tion, avant une fi n dra ma -tique. Le mariage d’amour débouche sur l’échec, le mal heur et la mort.

Cette fi n signifi e- t-elle la condam na tion du roman tisme qui croit à la pas sion et oublie le réel, le quo ti dien ? C’est en effet le refus de l’idéa lisme qui fonde le réa lisme balzacien. Mais si Augustine mal heu reuse meurt à 27 ans, humi liée et incom prise, est- ce un des tin si enviable que celui de Vir gi nie ? La leçon balzacienne est plus complexe, plus nuan cée.

La dis tance cri tiqueLa médio crité des valeurs bour geoises s’incarne dans le per son nage de Mme Guillaume. Le por -trait que le nar ra teur trace d’elle dans les pre mières pages est le por trait à charge d’une femme bor née, bigote, une vraie « sœur tou rière » (p. 27) dont la mai son est aussi fer mée qu’un couvent et qui donne à ses fi lles une édu ca tion étroite, rigide, impos sible à rat tra per (p. 28-29), res pon -sable à bien des égards de la mésal liance. Si elle se rend la pre mière à l’idée du mariage d’Augus-tine, c’est par vanité : devant ses yeux, Mme Roguin fait miroi ter le pres tige de la par ti cule. Elle est inca pable de comprendre tout ce qui dépasse tant soit peu son uni vers : l’art bien sûr mais aussi sa fi lle, qui vit selon d’autres codes.

Le père Guillaume, moins carica tu ral et plus sym pa thique au nar ra teur (il a les ridi cules, mais aussi toutes les qua li tés d’un homme de l’ancien temps, voir p. 27), pro nonce devant son pre mier commis, ému aux larmes, un vibrant éloge du commerce : « Vois- tu, mon gendre, il n’y a que le commerce ! Ceux qui se demandent quels plai sirs on y trouve sont des imbé ciles. » Il énonce toutes les tâches exal tantes du négo ciant et conclut par un : « Mais c’est vivre ça ! » (p. 45). Un peu plus loin, les parents Guillaume prennent de tra vers les termes « scènes », « ima -gi na tions », « modèles » (p. 70-72). En nous fai sant entendre la voix des per son nages, Balzac les dis qua li fi e sans avoir à for mu ler de juge ment. Étroi tesse d’esprit, exis tence vide, absence de tout sens esthé tique, voilà ce qui carac té rise la vie accep tée « comme une entre prise commer ciale » (p. 67). Balzac, bien loin de prendre à son compte une telle vision de l’exis tence, résume dans cette for mule cin glante sa condam na tion des valeurs bour geoises.

Les valeurs balzaciennesÉloquent et pas sionné quand il s’agit de par ler bou tique, voilà M. Guillaume complè te ment déso rienté devant le pro blème sen ti men tal que lui pose Joseph Lebas : « jeté sur la mer des sen ti ments, et sans bous sole, il fl otta irré solu … » (p. 47). Dans la famille Guillaume, on ne songe pas à régler sa vie sur les sen ti ments. Vir gi nie est une nou velle Mme Guillaume, moins « les barbes » ; Joseph Lebas, lui, a tout oublié de son amour impos sible pour la belle Augustine. Cepen dant, cette méfi ance envers le sen ti ment n’est pas l’apa nage de la sphère bour geoise : une grande dame comme la duchesse de Carigliano n’est pas loin de pen ser comme M. Guillaume : « si vous conti nuez à par ler pas sion quand je vous parle mariage, nous ne nous enten drons bien -

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tôt plus » ; ou comme Vir gi nie : « le bon heur conju gal a été de tout temps une spé cu la tion, une affaire qui demande une atten tion par ti cu lière » (p. 80).

Augustine fait excep tion : « elle eut alors je ne sais quel orgueil de ses cha grins, en pen sant qu’ils pre naient leur source dans un bon heur de dix- huit mois qui valait à ses yeux mille exis -tences comme celle dont le vide lui parais sait hor rible » (p. 69) ; ou encore : « une si riche mois -son d’amour était une vie entière qui ne pou vait se payer que par du mal heur » (p. 64). Elle accepte le mal heur qui fait suite à la gloire1, affi rme la pri mauté du sen ti ment et la valeur d’une vie fon dée sur la pen sée et le mou ve ment, à l’opposé de l’« exis tence méca nique et ins tinctive » de sa famille. C’est elle qui porte les valeurs balzaciennes, c’est à elle que vont la compas sion et la sym pa thie du nar ra teur, qui valo rise sa des ti née plu tôt que celle de Vir gi nie. L’oppo si -tion Augustine/Vir gi nie annonce celle des deux héroïnes des Mémoires de deux jeunes mariées : Louise, la pas sion née, meurt après avoir épuisé deux maris ; Renée, la sage, réus sit son mariage et sa vie de famille, mais voici ce qu’écrit Balzac à George Sand : « J’aime rais mieux être tué par Louise que de vivre long temps avec Renée. »

(de « Un matin donc… » à « … avant de les avoir consul tés », p. 66-67).Situa tion : la pre mière des trois visites d’Augustine est l’occa sion d’une confron ta tion avec sa sœur, que le lec teur n’a plus revue depuis le double mariage.

« Le chan ge ment dans la conti nuité »« Rien n’était changé dans l’antre où se rajeu nis sait cepen dant le commerce de la dra pe rie » : Joseph Lebas réus sit à conci lier les contraires, moder nité et fi dé lité au passé.• Chan ge ments : moder ni sa tion

- sta tut des commis (droit de par ler, droit au des sert) ;- abon dance de la table ;- luxe d’une loge de théâtre.

• Conti nuité : per ma nence des valeurs bour geoises- impor tance de l’argent (réfl exe de Vir gi nie : « l’argent était la cause pre mière de cette visite

mati nale »)- impor tance du tra vail (« les redou tables signaux d’un inven taire géné ral » signi fi ent à

Augustine que Lebas n’a pas de temps à perdre)- pri mauté des affaires (la vie est « une entre prise commer ciale où il s’agis sait de faire avant

tout hon neur à ses affaires »)Lebas = le père Guillaume : « prudent », « affairé », plein de « bon sens », mais moins atta ché à l’argent, plus moderne ; Vir gi nie = sa mère, « sauf les barbes au bon net ».Conclu sion : « Les deux époux mar chaient dans leur siècle. »

L’oppo si tion des deux sœurs• Augustine : « gloire et mal heur » ; l’expres sion ren voie direc te ment au pre mier titre de la nou -velle. D’un côté la gloire (« Augustine brillante et des cen dant d’un joli équi page » ; « la femme du peintre » ; « la jeune élé gante »), de l’autre le mal heur (son bon heur n’est plus qu’un sou ve nir amer ; nos tal gie du passé, du pre mier bai ser : « elle sou pira » ; « la jeune affl i gée » ; « situa tion dou lou reuse »).• Vir gi nie : tran quillité et bon heur ; elle trône à « l’antique comp toir » ; choyée par son mari : « châle de cache mire » ; a su « faire naître » len te ment (« gage de durée ») un amour solide.

Complexité du point de vueDans cette page comme dans l’ensemble de la nou velle, le nar ra teur est omnis cient et se glisse dans le cœur et la tête de tous ses per son nages ; cepen dant, le regard d’Augustine est net te ment pri vi lé gié, excepté une incur sion dans l’inti mité de Vir gi nie (« elle s’ima gina »), encore qu’il

1. Sur le sens du mot « gloire », présent dans le titre ori gi nal de la nou velle, voir la Pré face, p. 7-8.

Lec ture ana ly tique no 4 : la visite chez

les Lebas

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s’agisse peut- être d’une déduc tion d’Augustine, qui a remar qué le « ton de réserve » de sa sœur.Mais der rière Augustine, on per çoit les juge ments dis crets du nar ra teur sur le couple Lebas :• Joseph : réus site dans son domaine et homme de pro grès (« chan ge ments qui fai saient hon neur au bon sens », c’est- à-dire rai son nables et modé rés, donc approu vés par Balzac) ; vie et mariage gérés dans la durée mais inca pa cité de se mou voir dans la sphère des sen ti ments (comme son beau- père) : « il ana lysa lour de ment » ; « il numé rota » les argu ments, les « ran gea » « les pesa », « conclut » sans rien comprendre à la pas sion d’Augustine.• Vir gi nie : réus site conju gale, mais mes qui ne rie, pru dente réserve, incom pré hen sion qui s’ex-prime par « un déluge de lieux communs ».Dis tance cri tique évi dente du nar ra teur devant la médio crité de ce bon heur. Sa sym pa thie va à Augustine, dont il sou ligne la fi nesse (« un ton de réserve qui fi t sou rire plus d’une fois Augus tine »), la géné ro sité (Vir gi nie est jalouse, tan dis qu’elle est « péné trée d’atten dris se ment » devant le bon heur de sa sœur).

Conclu sion : inef fi ca cité de la visite qui met en évi dence les deux sys tèmes de valeurs (oppo si -tion sen ti ment/commerce) et la posi tion inte nable d’Augustine.

• Lec ture du Bal de Sceaux : l’intro duc tion de Félix Davin rap proche cette nou velle de La Mai -son du Chat- qui-pelote (ques tion du mariage et méconnais sance de l’expé rience pater nelle).• On pourra tra vailler sur le por trait et, par exemple, compa rer la duchesse de Lan geais à la duchesse de Carigliano, César Birotteau et sa femme au couple Guillaume.

Pro lon ge mentsPro lon ge ments

Jacqueline MILHITJacqueline MILHIT