Actes Semiotiques - Maria Giulia Dondero

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    Actes Smiotiques n117 | 2014 1

    Les aventures du corps et de lidentitdans la photographie de mode1

    Maria Giulia Dondero

    Fonds National de la Recherche ScientifiqueUniversit de Lige

    Numro 117 | 2014

    Remarques prliminaires

    Lobjectif de ce travail est dexplorer certaines caractristiques de la photographie de mode : en

    premier lieu, les faons dont elle se met en scne en tant que photo de mode, et en second lieu, les

    manires dont elle-mme thorise le fonctionnement plus gnral de lunivers de la mode.

    Pour commencer, nous faisons lhypothse que la photo de mode a souvent pris pour modle la

    photographie artistique ainsi que la peinture vocation mtapicturale. Par mtapeinture et, plus

    gnralement, par mtavisuel, on entend des images qui noncent leurs propres instruments

    productifs (miroir, jeux de cadres, surfaces rflchissantes, fentres, etc.) et mettent en scne

    explicitement, en les thmatisant, les manires dont elles rflchissent ce qui les rend telles quelles

    sont : la perspective, la relation entre transparence et opacit, les jeux des plans et des surfaces, etc. De

    plus, la photographie de mode mime des tableaux et des styles picturaux tant quon pourrait affirmer

    quelle vise devenir elle-mme un discours artistique sur lart et non seulement sur le got et ses

    caprices. La mode et lart sont en fait deux domaines qui partagent un certain nombre decaractristiques : ils sont tous deux autorflexifs et fonctionnent par autorgulation. Les deux

    domaines peuvent tre compris comme des laboratoires dides, des lieux de lexprimentation o ce

    qui compte est de dpasser ses propres modles et ses propres acquis. Les deux font usage de la

    citation de leurs propres modles du pass ou des modles de lautre domaine en construisant leur

    tradition sur des effets, plus ou moins cycliques, de distance et de reprise.

    Dans le monde de la mode notamment, lacte de cration consiste en une ngation surprenante

    de ce qui tait acquis : la nouvelle cration met en cause le modle prcdent en le valorisant comme

    familier, et en mme temps, comme dpass et dpourvu dattractivit. Dans la mode, la seule

    rfrence stable est le transitoire : comme laffirme Elena Esposito dans I paradossi della moda.

    Originalit e transitoriet nella societ moderna2, la mode a comme seule contrainte le changement.

    Une mode peut vivre tant quelle reprsente une dviation par rapport un fond stabilis. Lorsquelle

    devient fond, elle doit tout de suite se dclarer elle-mme comme dpasse. La mode est, dans sa

    1Je tiens remercier chaleureusement Anthony Math pour ces encouragements et ses conseils ainsi quElniMouratidou pour ses suggestions prcieuses. Un remerciement particulier va Pierluigi Basso Fossali avec qui jaipu discuter des corpus dont il est question dans ce travail. Ces changes sur la temporalit dans la photo de modeont amen la rdaction dun article qui retravaille la question de la photographie comme image fixe mettant enscne diffrents types de temporalits : M.G. Dondero & P. Basso Fossali, Les temporalits de la photographie

    de mode ,Infra-mincen8, Il ny a pas dimage fixe , sous presse.2Elena Esposito,I paradossi della moda. Originalit e transitoriet nella societ moderna, Bologne, Baskerville,2004.

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    globalit, un dispositif de got gr par un double mouvement : dun ct, par la ngation dun pass

    rcent au nom de lavancement de la recherche de la beaut et de la nouveaut et, de lautre, par la

    redcouverte dun pass lointain qui peut tre valoris grce au temps qui lui a construit autour laura

    dune forme de vie dantan. Dans la dfinition dauraque donne W. Benjamin3, nous retenons surtout

    lide que laura rend possible un croisement de prsences : le lointain, dans le temps et dans lespace,survient sur un vnement qui est proche dans le temps et dans lespace. Lvnement prsent est

    redploy et resmantis partir des traces qui renvoient lobservateur ce pass lointain et

    permet une prise de conscience du temps par une piphanie qui rompt avec toute mesure et toute

    chronologie linaire4.

    La recherche de la nouveaut peut en fait sappuyer sur la r-nonciation de modles dj

    proposs des poques lointaines, en assumant de manire plus ou moins ironique ou mlancolique

    cette empreinte du pass. La mode a finalement fortement besoin de lanti-mode, de sopposer elle-

    mme, ses identits qui viennent de se succder. Toutefois la proposition dun nouveau modle, ou la

    relance dun modle du pass, est toujours finement contrle : crer une nouvelle mode consiste en

    une expertise de la contingence au sein dun labyrinthe de formes historiques re-valorisables : lart de

    la mode consiste en un contrle du vertige de la citation5.

    Lart tout court fonctionne dailleurs de manire un peu diffrente. Les cycles du

    renouvellement sont plus longs et les rythmes de lart sont videmment saisissables et apprciables sur

    la longue dure ; de plus, la citation des styles du pass ne vise pas forcment les remettre au got du

    jour ni traiter les anciens modles comme des redcouvertes mais plutt comme des moments de

    lhistoire de lart qui font partie dun patrimoine qui est toujours prsent et qui demande sans cesse

    tre ractualis. En ce sens, aucun modle spatial ou conceptuel ne devient jamais vritablement

    dmod en art : on peut la limite parler de modles dj vus, dj penss, dj employs, mais tous

    les modles sont toujours prsents tout en pouvant tre virtualiss et potentialiss par les diffrents

    artistes. La distinction entre le fonctionnement de la photo artistique et celui de la photo de mode

    montre que cette dernire est toujours prioritairement insre dans le domaine social de la publicit,

    ce qui fait quelle ne peut pas avoir comme seul objectif elle-mme et sa composition formelle.

    En tout cas, dans le prsent travail, nous visons tout dabord explorer les manires dont

    certaines photographies de mode se rapprochent du monde de lart: il ne sagit pas seulement de

    remarquer quelle fait rfrence aux uvres dart et aux styles artistiques du pass, mais surtout que la

    photo de mode emprunte lart sa praxis mtalangagire qui consiste mettre en scne sesinstruments constitutifs et ses dispositifs autorflexifs.

    ces fins, nous procderons une description de trois corpus photographiques. Concernant la

    photographie autorflexive et mta, nous ne prendrons pas en compte des figures connues et clbres

    3Sur la notion daura voirWalter Benjamin Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique (dernireversion de 1939) , uvres, tome III, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais , pp. 269-316, 2000.4Voir, propos de la relation entre peinture et photographie par rapport liconographie religieuse, Maria GiuliaDondero,Le sacr dans limage photographique. Etudes smiotiques, Paris, Herms-Lavoisier, 2009 ainsi que Iconographie de laura: du magique au sacr ,E/C, Rivista dellAssociazione Italiana di Studi Semiotici

    (A.I.S.S.) en ligne, disponible sur :http://www.ec-aiss.it/includes/tng/pub/tNG_download4.php?KT_download1=34dcebc81415598b9802f9bbdbf6eb4c.5Sur la relation entre hasard et contrle voir Frdric Godart,Penser la mode, Paris, Editions du Regard, 2011.

    http://www.ec-aiss.it/includes/tng/pub/tNG_download4.php?KT_download1=34dcebc81415598b9802f9bbdbf6eb4chttp://www.ec-aiss.it/includes/tng/pub/tNG_download4.php?KT_download1=34dcebc81415598b9802f9bbdbf6eb4chttp://www.ec-aiss.it/includes/tng/pub/tNG_download4.php?KT_download1=34dcebc81415598b9802f9bbdbf6eb4chttp://www.ec-aiss.it/includes/tng/pub/tNG_download4.php?KT_download1=34dcebc81415598b9802f9bbdbf6eb4c
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    telles que Richard Avedon qui dj dans les annes 1950 inaugurait des photos de mode ayant

    comme thmatique les coulisses et la mise en abyme de la prise de vue 6, Irving Penn7, Peter

    Lindbergh ou Helmut Newton. Ces photographes ont t parmi les premiers mettre en valeur le

    backstage des dfils et des reportages photographiques, travers la stratgie de la photo dans la

    photo et de la mise en abyme des coulisses des reportages, de ses lumires, de ses dispositifs de miseen scne 8 . Dans le cas de Helmut Newton, sa production photographique comprend aussi

    dimportantes rfrences des modles picturaux tels que la Venus au miroir9.

    Les corpus que nous avons slectionns visent en fait rendre compte dautres fonctionnements

    mtalangagiers que ceux du making-of et valoriser dautres aspects de la dynamique de la mode. Le

    choix a t fait de ne pas prendre en considration la chronologie des productions photographiques,

    une histoire de la photo de mode caractre mtalinguistique tant une entreprise qui dpasse nos

    comptences. Ce qui nous a guid dans la slection des corpus ambition mtalinguistique a t par

    contre lisotopie de la temporalit : les photos que nous allons analyser portent toutes lattention sur

    les contrastes, les simultanits, et les conflits entre le temps du mdium photographique et le temps

    de lexposition du corps du mannequin.Comme nous lavons dit plus haut, la mode a comme sujet de

    rflexion privilgi le rapport entre pass de la tradition, prsent fuyant et prvision du futur. Chaque

    corpus slectionn met en scne une manire particulire de traiter cette tension temporelle qui

    valorise le vtement.

    De plus, il ne sagira pas de traiter la question des pratiques rceptives de ces photos, ni du

    rapport quelles engagent avec leurnonciation ditoriale (magazines, blogs, etc.) : notre seul but est

    de conduire une analyse de lnonc et de lnonciation nonce de ces corpus dans la tradition

    danalyse de lcole greimassienne. Ces corpus ne sont dailleurs pas forcment et seulement composs

    par des mtaphotographies mais bien plus prcisment par des mtaphotographies de mode.

    Le premier exemple est constitu par les photos des lookbooks Prada, corpus qui met en scne la

    mdiation de lindustrie de la mode, ainsi que la dialectique entre renouvellement et tradition dans la

    prsentation de la marque et de ses styles vestimentaires. Le deuxime corpus se compose de deux

    images de Melvin Sokolsky qui valorisent de manire originale le corps de la femme en tant que lieu

    spar de la vie quotidienne et de ses rgles ; le troisime corpus, compos par des photos de Guy

    Bourdin10, explore les contretemps de la mode, entre cadrage et fuite/libration de ce mme cadre, et

    6Voir par exemple :http://www.richardavedon.com/#s=17&mi=2&pt=1&pi=10000&p=0&a=1&at=0 des annes1950 ainsi quehttp://www.richardavedon.com/#s=2&mi=2&pt=1&pi=10000&p=1&a=1&at=0des annes 1960 ethttp://www.richardavedon.com/#s=7&mi=2&pt=1&pi=10000&p=2&a=1&at=0 des annes 1990.7 http://www.artic.edu/aic/collections/exhibitions/IrvingPennArchives/artwork/1448448 Sur la photo de mode autorfrentielle, voir Elni Mouratidou, L'image coulisse : normes, codes &transgression , in Communiquer dans un monde de normes. L'information et la communication dans les enjeuxcontemporains de la mondialisation, congrs international, organis par Lille 2, GERIICO, ICA SFSIC, Roubaix,7-9 mars 2012. Sur le mta-iconique dans la photo de mode et dans la peinture moderne en relation lasynesthsie, voir Odile Le Guern, Entre tactile et visuel : textiles et textures photographiques et picturales ,dans Ateliers de smiotique visuelle, sous la direction de Anne Hnault et Anne Beyaert-Geslin, Paris, P.U.F., Formes smiotiques , 2004, pp. 171-186.9Voir ce sujet la photo Bergstrom, au-dessus de Paris, Paris, 1976, http://www.vogue.fr/photo/le-portfolio-

    de/diaporama/le-portfolio-d-helmut-newton/7525#!bergstrom-au-dessus-de-paris-paris-1976.10Les travaux de Melvin Sokolsky et de Guy Bourdin, par rapport aux lookbooks Prada, sont certes dats, maisleur singularit les impose comme des corpus incontournables pour poursuivre notre objectif : construire non

    http://www.richardavedon.com/#s=17&mi=2&pt=1&pi=10000&p=0&a=1&at=0http://www.richardavedon.com/#s=2&mi=2&pt=1&pi=10000&p=1&a=1&at=0http://www.richardavedon.com/#s=7&mi=2&pt=1&pi=10000&p=2&a=1&at=0http://www.artic.edu/aic/collections/exhibitions/IrvingPennArchives/artwork/144844http://www.vogue.fr/photo/le-portfolio-de/diaporama/le-portfolio-d-helmut-newton/7525#!bergstrom-au-dessus-de-paris-paris-1976http://www.vogue.fr/photo/le-portfolio-de/diaporama/le-portfolio-d-helmut-newton/7525#!bergstrom-au-dessus-de-paris-paris-1976http://www.vogue.fr/photo/le-portfolio-de/diaporama/le-portfolio-d-helmut-newton/7525#!bergstrom-au-dessus-de-paris-paris-1976http://www.vogue.fr/photo/le-portfolio-de/diaporama/le-portfolio-d-helmut-newton/7525#!bergstrom-au-dessus-de-paris-paris-1976http://www.artic.edu/aic/collections/exhibitions/IrvingPennArchives/artwork/144844http://www.richardavedon.com/#s=7&mi=2&pt=1&pi=10000&p=2&a=1&at=0http://www.richardavedon.com/#s=2&mi=2&pt=1&pi=10000&p=1&a=1&at=0http://www.richardavedon.com/#s=17&mi=2&pt=1&pi=10000&p=0&a=1&at=0
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    nous plonge dans les cts sombres des passions de la mode. Si les productions de Sokolsky et Bourdin

    ont t conues dans un cadre publicitaire et font aujourdhui lobjet dexpositions artis tiques, il en va

    tout autrement pour les lookbooks Prada, qui sont destins avant tout aux professionnels et qui sont

    dune certaine faon des images qui en prparent dautres. Les raisons de ce choix sont multiples, mais

    nnumrons en pour linstant que quelques-unes. la diffrence dHelmut Newton, qui a inaugur et poursuivi un type de photographie

    autorflexive mettant en scne les coulisses des dfils, les miroirs et lart de la prise de vue, et que

    nous pouvons considrer comme lun des pres, dj assez tudi, du mtadiscours de la photographie

    de mode , les photographes de Prada, ainsi que Sokolsky et Bourdin, poursuivent une exploration

    notre avis moins ostentatoire et plus originale sur les mcanismes temporels de la mode. Leur

    production est moins voue dvoiler la mise en scne du reportage photographique (qui, dailleurs

    ritre une prsence du prsent de la prise qui concerne la mtaphotographie plus gnralement) que

    les valeurs fondant le fonctionnement de la mode et la valorisation des corps (qui concernent la

    mtaphotographie de mode spcifiquement) : comme nous lanalyserons, chez Prada il sagit dunerflexion sur le corps du mannequin mdiatis jusqu sa dissipation, ainsi que sur linsertion dobjets

    ou de styles du pass lintrieur dune nouvelle collection. Dans le cas de Sokolsky, il sagit de la

    rflexion sur le fait que la mode rend le corps de femme exceptionnel au travers de la sparation du

    temps du monde ordinaire ; dans le cas de Bourdin, il sagit enfin dune rflexion sur la focalisation

    obsessive sur le dtail et sur le temps de la ftichisation.

    Il sagit donc dexplorer non pas la photo de mode dans son tre en train de se faire mais la

    photo de mode en tant quoutil pour dvoiler certaines retombes de lamode sur les modles du corps,

    et plus gnralement sur le fonctionnement temporel (mdiatique, existentiel, passionnel) de lunivers

    de la mode. Cette question nous parat trs peu explore et pourtant dune grande actualit.

    Avant dtudier ces trois corpus, nous nous consacrerons un bref aperu de ce quon peut

    entendre par nonciation dans le cadre du langage visuel, pour expliciter la manire dont on peut

    concevoir le mtalangage visuel et lautorflexivit de la photo ; nous nous consacrerons alors

    lanalyse des trois corpus photographiques en essayant de mettre en avant leur philosophie

    incarne de la mode ainsi que leur rapport avec dautres domaines cratifs tels que lart.

    1. La photographie et lnonciation visuelle

    De manire gnrale, la notion dnonciation visuelle nous est utile afin de modliser les

    diffrents types de rencontres possibles entre une image et son spectateur, ce dernier tant plus ou

    moins situ dans une pratique quotidienne de contemplation, utilisation, interprtation. Du point de

    vue de la smiotique visuelle, ltude de limage en tant qunonc produit par un acte dnonciation

    devrait permettre de contribuer dmontrer que le visuel est articul comme un vritable langage et

    seulement une paradigmatique des types dautorflexivit des images photographiques, mais surtout unesyntagmatique de la rflexion sur les temps de la mode contemporaine. En outre, il nous parat que seulement lasmiotique actuelle, qui a remis lempreinte et le corps comme objet reprsent dans le texte et comme source

    productive de ce mme texte au centre de la signification (voir Jacques Fontanille, Soma et sma. Figures ducorps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004 ainsi que Jacques Fontanille Corps et sens, Paris, PUF, 2011), permettede les analyser de manire satisfaisante.

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    que, par consquent, il possde la capacit de rflchir sur lui-mme11. Lnonc visuel est en fait le

    produit dun acte dnonciation qui slectionne et actualise des possibles 12. Les images-actualisations

    articulent en leur sein des rapports entre un nonciateur et un nonciataire fonctionnant comme les

    simulacres de relations intersubjectives possibles. Lanalyse nonciative de limage (nonciation

    nonce) permet de prvoir la manire dont le sujet est cens assumer la signification ; on postule enfait que la signification soit saisissable au travers de lanalyse des contraintes langagires de limage:

    lnonciateur et lnonciataire se constituent rciproquement pour , respectivement, produire et

    permettre de reconstruire la signification. Louvrage pionnier de cette dmarche est Les espaces

    subjectifs : Introduction la smiotique de lobservateur (discours, peinture, cinma) de Jacques

    Fontanille de 1989 13o le smioticien affirme que chaque nonc visuel est porteur dun savoir

    intersubjectif. Le savoir est un objet en circulation entre lnonciateur et lnonciataire du

    discours, censs couvrir respectivement des simulacres du faire et de lobserver 14: la subjectivit

    est interactivecar les deux actants-sujets agissent les uns sur les autres par lintermdiaire dun savoir

    quils se partagent ou se disputent. De la thorie fontanillienne de lobservateur il faudrait retenir deux

    principes fondamentaux : 1. le caractre interactif de la relation des couples de simulacres identitaires,

    lnonciateur et lnonciataire : ils sont deux sujets nonciatifs qui peuvent ne pas correspondre

    11 Pour dmontrer que le visuel fonctionne comme un langage tout court nous nous sommes efforce en cesdernires annes de traiter dans nos travaux des questions qui nous paraissent fondamentales dans ce but. Lapremire question postule que le langage visuel articule des ngations : chaque image module la prsence de cequelle reprsente par virtualisation, actualisation, ralisation et potentialisation de stock de signification. Cf.Maria Giulia Dondero, nonciation visuelle et ngation en image : des arts aux sciences . Nouveaux Actes

    Smiotiques [en ligne]. Prpublications, 2010 - 2011 : La ngation, le ngatif, la ngativit. Disponible sur :

    http://epublications.unilim.fr/revues/as/2578 (consult le 19/07/2013). La deuxime question concerne le faitque limage est capable de rflchir sur elle-mme : il existe donc un mtalangage visuel comme lont mis envaleur, en smiotique, Jean-Marie Klinkenberg (Prcis de smiotique gnrale, Paris, Le Seuil, 2000) avec ladiffrence entre mtasmiotique homosmiotique et mtasmiotique hterosmiotique, en thorie de lart VictorStoichita (Linstauration du tableau. Mtapeinture laube des Temps modernes, Paris, Mridiens Klincksieck,1993), ainsi que les travaux de Stefania Caliandro sur le mtavisuel, Panofsky et Warburg (Images dimages. Lemtavisuel dans lart visuel, Paris, LHarmattan, 2008). La troisime question postule que le visuel possde,comme lont dmontr les travaux sur le plastique et le figuratif, une double articulation E/C.12Pour une critique de la notion de langue dans le cadre du visuel et une proposition du problme du point de vuedes statuts, voir Maria Giulia Dondero, Rhtorique visuelle et nonciation , Visible 10, Mattozzi (dir.), 2013,sous presse.13Voir Jacques Fontanille, Les espaces subjectifs : Introduction la smiotique de lobservateur (discours,

    peinture, cinma), Paris, Hachette, 1989. Nous noublions pas les efforts faits par les thoriciens de lart tels queJean Paris (Lespace et le regard, Paris, Le Seuil, 1965), Louis Marin (De la reprsentation, Paris, Le Seuil, 1993 ;

    lOpacit de la peinture. Essais sur la reprsentation au Quattrocento, Paris, ditions de lEHESS, 2006) etDaniel Arasse (Le sujet dans le tableau. Essais diconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997).14 Fontanille (1989) identifie quatre types dobservateurs en suivant la hirarchie des niveaux du parcoursgnratif du contenu, dfinissant les tapes successives du dbrayage/embrayage progressif de lobservateur: unetape actantielle, purement abstraite, qui concerne les niveaux profonds du parcours, ensuite une tapethmatique, une tape spatio-temporelle, puis actorielle, qui se caractrisent pas une figurativisation croissante. Ilidentifie ainsi : 1. lobservateur le plus abstrait, qui est appel focalisateur. Il concerne les cas o le rledobservateur nest pris en charge paraucun des acteurs du discours, et quand on ne lui attribue pas de deixisspatio-temporelle dans lnonc: il reste abstrait, pur filtre cognitif de la lecture. Il est engendr par un simpledbrayage actantiel. On le reconnat uniquement ce quil fait, cest--dire aux slections, auxfocalisations/occultations mises en uvre dans lnonc. 2. Est appel spectateurun observateur qui reoit unemanifestation figurative au travers des limites de type spatial et figurative : cest le cas de la perspectivepicturalequi caractrise un ici par rapport un l-bas . 3. Pour le troisime type de position, on parle dassistant:cest quand le rle de focalisateur est pris en charge par un acteur de lnonc, avec une comptence cognitive,

    mais qui ne joue pas de rle, pragmatique et thymique, dans les vnements de lnonc: il rsulte dun dbrayageactoriel. 4. Enfin, lassistant-participant cumule tous les types de dbrayage : il rsulte dun dbrayage complet(actantiel, spatio-temporel, actoriel et thmatique).

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    aucun personnage et ils ne sont que leffet de sens des diverses focalisations, slections et distorsions

    de lespace quon leur attribue ; 2. le caractre conflictuel entre les deux membres de ce couple : le

    conflit sur le savoir est la base de la notion de point de vue, qui est le lieu do lon a et lon offre la

    vision des choses15. Les images sont toujours des nouvelles scnographies qui souvrent sous nos yeux,

    mais en se manifestant, elles nous cachent forcment quelque chose. Les images, surtout celles destatut artistique, nous mettent souvent face des situations de lutte pour la vision : par exemple,

    dans la photo Denis Roche, 28 mai 1980 (Rome, Pierluigi ) du photographe et thoricien franais

    Denis Roche (figure 1), la lutte pour devenir des acteurs de laction du voir est directement mise en

    scne.

    Figure 1 -Denis Roche, 28 mai 1980 (Rome, Pierluigi ), by Kind permission of Galerie

    Rverbre, Lyon.

    Cette image nous met face une bataille de dispositifs , comme la appele Basso Fossali16: le

    sujet reprsent veut devenir co-auteur de la photographie et substitue son regard un miroir qui lui

    permet de devenir lui aussi dclencheur dune vision, et plus prcisment dcl encheur dune autreperspective : une perspective sur lacte de la production, concurrentielle celle de la prise de vue

    principale qui ordonne lespace du caf cens tre le dcor du portrait. Il sagit l dun conflit de

    perspectives et le miroir est utilis comme rsistance la perspective dominante : la femme refuse

    dapparatre dans la photo en tant que modle, en tant quobjet de la prise de vue, pour devenir elle-

    mme productrice dune vision et dun savoir 17.

    15Fontanille construit en 1989 une typologie de laccs au savoir qui comprend quatre positions : lexpositioncaractrise tout ce qui se donne voir lobservateur, comme par exemple un personnage de premier plan vu de

    face. Linaccessibilit caractrise tout ce qui se refuse lobservateur, comme ce qui se trouve hors des limiteslatrales du champ de vision. Lobstructioncaractrise tout ce qui est masqu, difficilement saisissable, incomplet,comme ngation de lexposition: objets loigns ou vus de dos, etc. Laccessibilitconcerne tout ce qui se laisseapercevoir, entrevoir, toute faille dans lobstacle, qui recule les limites du champ visuel (miroirs, reflets, portes outentures ouvertes). Cette typologie est une autre manire de xplorer la modulation de la prsence, y compris sesdiffrents types de soustraction, voire de ngation.16Pierluigi Basso Fossali, Photos en forme de nous. Lclipse reprsentationnelle dun couple, dans PierluigiBasso Fossali & Maria Giulia Dondero,Smiotique de la photographie, Limoges, Pulim, 2011, pp. 323-382.17 Le flou en photo est un autre exemple du jeu de cache-cache et de lutte pour arriver la vision oulempcher autrui, comme le montrent Shairi et Fontanille dans un article de 2001 Approche smiotique duregard photographique : deux empreintes de lIran contemporain. Dans la deuxime photo analyse, la femmene veut pas se faire saisir par le photographe-nonciateur : le flou marque un vouloir se cacher au regard, cest leflou dune fuite, dun vitement de lespace dnonciation. On pourrait appeler ce genre de flou un flou nonc, ausens o cest un personnage reprsent qui bouge de manire rendre floue la prise : ce nest pas le photographequi bouge. Bien sr, dans leffet flou il sagit toujours dune interaction entre un mouvement de fuite delinformateur et une tentative de capture de la part de lobservateur/preneur de vue, mais dans chaque image ilsagit toujours de comprendre qui prend linitiative de cet cart par rapport la parfaite syntonisation des

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    Une premire tentative de typologie de la photographie artistique permet de distinguer quatre

    manires dinscription de lacte dnonciation, plus ou moins fictif, dans lnonc. Cette typologie

    prend en considration tout dabord un type dimage qui thmatise sa production de manire explicite

    et figurative (lacte dnonciation est la thmatique de limage) et se clture avec un type dnonciation

    incarne o cest la chair de la matire de limage qui signifie lacte de production (lacte nonciatif estsignifi par des traces corporelles de la production dans limage).

    1. Dans le premier cas de notre typologie, que nous appelons la thmatisation de lnonciation,

    on est proche dune nonciation qui pourrait se confondre avec la notion de mtalangage: cest comme

    si limage nous donnait les instructions pour comprendre et dcrire non seulement la faon dont elle

    est faite mais la manire dont elle rflchit sur la manire dont elle doit tre faite : ses normes, ses

    rgles, sa mission. Dans cette image dHelmut Newton (Figure 2), lacte de photographier est

    reprsent directement : il sagit dune nonciation nonce mtadiscursive qui a comme thmatique

    lencadrement du regard sur le corps du mannequin, le jugement signifi par la prsence dAlice

    Springs en tant que spectatrice professionnelle , la pose et le repos de la pose signifi par lautremannequin dont on naperoit que la posture assise et les jambes. On a ici un ddoublement de lacte

    de photographier et du corps de la femme : le corps de la femme est effectivement vu deux fois, tandis

    que le corps du photographe nest figurativis quune fois: son ddoublement est signifi par

    lexistence de la photo elle-mme.

    Ce type de photo est galement exploit par Richard Avedon et Irving Penn.

    Figure 2

    2. Le deuxime cas est celui delembrayage (appel direct au regard du spectateur), typique du

    portrait, o nous sommes directement mis en relation avec le regard du personnage reprsent, qui est

    un nonciateur dlgu qui nous regarde et qui a t regard par le photographe.Dans la photographie

    de mode, la signification du regard du mannequin dans les yeux du spectateur nest pas la mme que

    dans une photographie de reportage politique ou artistique : il se charge non pas dune interrogation

    corps rendus dans leur nettet : ici cest informateur, la femme, qui prend linitiative de cette non-syntonisation.On peut avoir dailleurs le cas oppos: par exemple, dans le clbreD-Dayde Robert Capa, cest lnonciateur qui prend linitiative de bouger (il ne peut pas faire autrement en fait !) par rapport au pro-photographique.

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    thique ou identitaire, mais bien dune interrogation insistante sur la dure du regard lui-mme, sur la

    valeur esthtique du regard, sur lapprciation qui retient longuement lattention, sur ladmiration18

    3. Le troisime type est celui de la perspective, voire de larrangement de lespace cens nouspositionner. La perspective concerne les diffrents types darrangements de la profondeur et de la

    relation entre diffrents plans et zones de limage. Dans ce cas, les stratgies langagires sont plusdifficiles reprer, car globales et non identifiables en des units telles que le miroir, lappareil

    photographique ou le regard : cest la construction gomtrique de lespace englobant qui gre toutes

    les relations entre regards offerts, permis, cachs et interdits.

    4. Le quatrime type dnonciation nonce concerne la texture de limage et la technique

    incarneet pas seulement thmatis dans lnonc lui-mme. La question nonciative rejoint ici

    directement celle de la spcificit du mdium et de la technique, voire des relations entre supports et

    apports : dans le cas de la photographie, le rle dapport est jou par lintensit de la lumire et le rle

    du support par le traitement de la surface du papier 19. Nous verrons la faon dont ce quatrime type

    dnonciation nonce est exploite par notre premier corpus, qui problmatise la relation entre

    support et apport dans la production photographique de mode.

    2. Prada et la mdiatisation de la vision

    Le premier corpus que nous allons examiner est celui des lookbooks Prada des annes 2007 et

    2009 : les premires photos analyses, contenues dans le lookbook de la mode Automne-Hiver 2007

    (Figures 3-4), mettent en scne ce quatrime type dnonciation nonce, mais de manire plus

    complexe que nous ne lavons dcrite jusquici.

    Chez Prada, ce qui est mis en scne nest pas la substance photographique directement, mais les

    substances dautres mdia tels que le dessin et la peinture. Cette insertion problmatise les

    caractristiques de la mdialit photographique : non seulement la difficult de saisir directement le

    mouvement du corps de la femme pendant le dfil mais aussi la complexe mdiatisation de lunivers

    du regard dans le domaine de la mode. En fait, comme on le verra, ces photos ne reprsentent pas

    seulement le mouvement du corps du mannequin mais galement le mouvement des regards et des

    prises de vue sur lui.

    18Voir par exemple cette photo de Richard Avedon qui parat demander au spectateur une dure assez longue decontemplation, cause de la profondeur du regard, de la calme de la pose, et de la reprsentation de la cigarette

    comme moment de dtente :http://www.richardavedon.com/#s=0&mi=2&pt=1&pi=10000&p=1&a=1&at=019Sur cette question et sur leffet de flou en photographie, voir Pierluigi Basso Fossali & Maria Giulia Dondero,Smiotique de la photographie, Limoges, Pulim, 2011, pp. 323-382.

    http://www.richardavedon.com/#s=0&mi=2&pt=1&pi=10000&p=1&a=1&at=0http://www.richardavedon.com/#s=0&mi=2&pt=1&pi=10000&p=1&a=1&at=0
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    Figure 3 Figure 4

    La premire spcificit de ces deux photos concerne lhtrognit du plan de lexpression:

    elles mettent en scne diffrentes matires et textures non pas des vtements et de leurs tissus, comme

    on pourrait sy attendre, mais les textures des mdias travers lesquels ces vtements sont

    communiqus : la substance photographique englobe en fait le dessin dans la premire photo, le geste

    pictural dans la deuxime. La stratgie choisie par Prada est de mettre en valeur la mode dans ses

    mouvements, lorsque ses crations agissent sur un public, lorsquelles tournent, se retournent, se

    tordent, disparaissent, rapparaissent au travers des voltiges et dune multiplication de points de vue.

    Dans la premire image le mannequin est en train de marcher sur la passerelle et le dessin qui

    dmultiplie la substance du plan de lexpression en le rendant hybride vise nos yeux non seulement

    dynamiser la photo, en recrant les rythmes du dfil de mode, mais surtout construire, travers un

    instantan, un effet fugitif, o le corps du mannequin subit une dcentration et une

    dsubstantialisation. Les traits du dessin sinfiltrent lintrieur du corps de la femme en en

    dstabilisant le positionnement et en lencadrant lintrieur du mouvement de la vague du dfil, du

    tourner, du revenir sur ses pas, de la mise en pose, etc. La photo rend compte ainsi du mtier de la

    mdiatisation de la mode par linsertion de matires mdiatiques diverses directement lintrieur du

    dispositif photographique de prsentation des vtements qui son tour met en scne un autre

    dispositif de mise en scne, le dfil, qui est en lui-mme un dispositif hybride de lumires

    photographiques, reprises vido, regards...

    On assiste dans ces deux cas la spectacularisation, sur le plan de lexpression, dun acte de

    greffage dune substance visuelle sur lautre: le greffage du dessin marque la surface

    photographique de limage et en mme temps vise crer une t ension entre les formes

    photographiques et les formes quil a lui-mme traces : les formes dessines, dmultipliant les bords

    de la figure photographie, apparaissent comme fugitives et dstabilisent le centre de lattention. Le

    traage des figures dessines mime le mouvement des dfils, les multiples points de vue qui sont

    normalement offerts au spectateur par la pirouettedes mannequins, tandis que le deuxime exemplemontre, par linsertion de la gestualit picturale, le simulacre de la sensori-motricit du mannequin

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    lui-mme en la mettant en scne travers ce quon peut en voir de lextrieur, en tant quobservateurs

    dun spectacle en mouvement. Le mouvement du dfil vient se greffer sur linstantan

    photographique par des traces de coups de pinceau qui marquent les voltiges des pieds. Les couleurs

    des chaussettes et de la peinture tendent se confondre jusqu rendre difficile de reprer les jambes

    du mannequin ainsi que les formes des vtements et des corps.Dans la premire image, le dessin ne mime pas seulement le dfil, mais les retombes de ses

    effets sur le corps du mannequin : la multiplication des flashs, des mouvements des photographes, des

    lumires qui sentrecroisent. Les silhouettes fantomatiques du mannequin tournent sur elles-mmes :

    il ne sagit pas de lempreinte passe et future dun parcours de marche mais de traces de la

    dstabilisation des regards dans le mouvement et dans le tremblement des lumires des flashs des

    photographes et des cameramen...

    Mais pourquoi choisir le dessin pour reconstruire latmosphre du dfil? Dun ct, le dessin

    dmultiplie le corps photographi, le dstabilise car ce quil offre du corps ne sont que des contours,

    des silhouettes vides de substance et de densit chromatique, des enveloppes fantomatiques, peineesquisses et dj fuyantes. Dun autre ct, le dessin donne, contrairement lutilisation duflou en

    photo, une stabilit la figure reprsente car il construit un quilibre entre le passage fugitif de la

    femme devant les objectifs reproducteurs et le marquage de la scne. Le crayon blanc produit un effet

    dancrage: la craie empche que tout soit volatile et se perde dans les simulacres photographiques. Le

    dessin au crayon blanc inscrit une surface et un corps lintrieur dun monde qu i ne serait sinon

    quimpalpablejeu dcrans et de transparences. Toutes les enveloppes dessines qui se succdent et

    sentrecroisent mettent en scne ce qui se passe autour et surle corps du mannequin : la succession

    des lumires des flash, la superposition et le croisement des projections des regards, les prises de vues

    multiples de tous ses mouvements. Le dessin appos sur la photo permet de signifier ce qui se passe

    au-del des bords de la photographie et qui dune certaine manire en est la source nonc iative20: la

    multitude des regards des observateurs, la multitude des prises de vue des photographes et des

    cameramen. Le mouvement trac par le dessin ne signifie pas seulement le trajet parcouru du

    mannequin pour se rendre photographiable selon les diffrents points de vue, mais prcisment la

    mise en contact de tous les points de vue : les multiples positionnements des photographes, des crans

    projecteurs, des miroirs, des lumires. Toutes les mdiatisations du dfil visent tre cumules par

    cette intermdialit signifie par le croisement de la photo et du dessin, qui se stratifie sur le

    croisement des contours des enveloppes corporelles du mannequin. Ces enveloppes sont l poursignifier les rythmes non seulement de la marche mais surtout des prises de vue, le rythme et la

    succession des dclics.

    Comme laffirme Pierluigi Basso Fossali dans louvrage La promozione dei valori21, pendant le

    dfil, le corps est absolutis et sacralis, mais en mme temps il se dsintgre car il soffre toutes les

    mdiatisations dont lune est justement la photographie: le corps est valoris comme le centre de toute

    attention mais en mme temps est offert toutes les images quon donnera de lui, travers lesquelles

    20 Comme nous le fait remarquer Elni Mouratidou, le dessin est aussi la source de toute cration, esquisse,

    croquis : le crayon est au fondement de la premire manifestation/mdiatisation de lobjet de mode.21Pierluigi Basso Fossali,La promozione dei valori. Semiotica della comunicazione e dei consumi, Milan, FrancoAngeli, 2009.

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    il se retrouvera diffus et dmultipli, voire dispers, via les mdias. Selon la formule de Basso Fossali,

    pendant le dfil, le corps subit une singularisation suicidaire qui sexprimerait verbalement ainsi:

    Jamais plus grand que moi ici et maintenant, jamais plus moi dornavant . Le mannequin est en

    train dtre exproprie de son corps travers les images de lui-mme qui produisent une

    infinitisation des circulations portraitistes .Cette dmarche de la mode, qui vise la dmultiplication et la circulation de ses simulacres,

    est diffrente de celle de lart, dont les reproductions photographiques ont une circulation plus

    lective, plus contrle, et dont le circuit de mdiatisation est en mme temps plus limit et plus

    durable. La mode vise par contre une production et une circulation sans limites de ses produits qui

    seront revisits, remanis, reproduits sans cesse bien que sur une priode limite. En outre, la mode

    joue sur la rptition de modles uniques. Cet effet de rptitivit se fonde aussi sur la similarit des

    corps des mannequins, qui apparaissent comme tous pareils, faits en srie. La dsindividualisation des

    corps est donc obtenue via deux stratgies diffrentes du traitement du corps : lune est la

    dmultiplication lie la dsubstantialisation, lautre est la srialisation des corps ; dans les deux cas,le corps unique de la personne se sacrifie en faveur de la multiplicit requise par la mdiatisation du

    corps du mannequin.

    Ces deux photos Prada nous montrent la perte du centre du corps comme rfrentiel de limage

    de la mode. Le corps est rendu multiple et fugace, presque invisible, le vtement nest plus au centre de

    la photo non plus : ce qui est au centre, ce sont ses enveloppes, ses traces, ses phantasmes : la

    dmultiplication des mouvements du corps (figure 4) et de ses enveloppes (figure 3) font en sorte que

    sa totalit en est dstabilise. Pourtant cette dmultiplication et cette dstabilisation du corps sont

    toujours mises en tension et contrebalances par des ancrages forts : le traage du crayon blanc de la

    premire photo, la densit lourde de couleurs terrestres, marron et rouge, des coups de pinceau de la

    deuxime photo qui tout en construisant une danse autour des jambes du mannequin, en permettent

    aussi lancrage sur terre. De plus, le dessin et la peinture contras tent avec la production semi-

    machinique de la photographie et ancrent la surface photographique dans la sensori-motricit

    corporelle, de mme quils ancrent dans la sensori-motricit le corps presque expropri du mannequin.

    Ces premires photos nous semblent confirmer nos commentaires douverture: que la mode est une

    pratique de contrle parfait et de marquage structurant le dfilement des mutations.

    2.1. La citation artistique et lvocation du classique

    Outre lhtro-matrialit mdiatique des photos, qui permet de dvoiler un des

    fonctionnements du monde de la mode, lhyper-mdiatisation des images contenues dans ses images,

    Prada utilise une autre stratgie nonciative : la citation de tableaux ainsi que de styles artistiques du

    pass, qui lui permet dancrer lesprit fugitif et changeant des modles proposs dans quelque chose

    qui rsiste au passage du temps car bien stabilis dans la tradition des formes occidentale (Figure 5).

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    Figure 5

    On reconnat aisment dans cette photo une tte et des mains dessines, greffes sur un corps

    photographi, renvoyant non seulement aux clbres ttes de femme de Picasso (Tte de femme lisant,

    1953,et Dora Marr au chat, 1941), mais aussi au style tardif du peintre espagnol, caractris par desinsertions de matriaux htrognes sur la toile du tableau (Le Journal du 18 novembre, 1912)22. Cette

    tte dessine et insre dans la photo nous renvoie aussi la peinture (Dynamisme de la tte dun

    homme) et la sculpture (Formes uniques de continuit dans lespace) du futuriste italien Umberto

    Boccioni qui vise mettre en scne le mouvement dans le temps. Boccioni est lartiste de la torsion du

    corps construite travers linfiltration de la dimension du temps lintrieur des formes et de leurs

    mouvements dans lespace : la dformation met en scne toutes les difficults rencontres par les

    qualits spatiales dans lobjectif de reprsenter le temps.

    Cette photo reprsente une vritable torsion du visage, voire du regard et des mains : lobjectif

    est encore de donner du mouvement au mannequin, de le rendre multiple, de rendre son action

    passagre ? Peut-tre ; toutefois, la dformation des visages ne fonctionne pas de la mme manire

    quen peinture: elle apparat plutt en tant quobstacle et rsistance au passage fluide du temps,

    signifi par le corps photographi, tout fait lisse et en parfait quilibre avec la mutation temporelle

    le corps photographi est net et dfini, ce qui veut dire quil y a une parfaite syntonisation entre le

    modle et le photographe, entre lacte de pose et la prise de vue. Si dans le pass, chez Picasso et

    Boccioni, les distorsions se manifestaient lintrieur dune seule substance de lexpression, la

    peinture notamment, afin de tester toutes ses possibilits, ici ces torsions graphiques se greffent sur

    une substance photographique qui sen retrouve doublement dstabilise. Le corps du mannequin est

    non seulement dform dans sa partie suprieure, mais est splitt en deux. Il est assembl, il se

    partage entre une substance et lautre, entre une condition et lautre : le passage du temps et la

    rsistance ce passage, entre le prsent et le pass, entre mouvement et tradition.

    Dans les tableaux, la torsion tait une manire dinsrer la dimension temporelle dans la

    peinture et de la faire basculer vers la mise lpreuvede ses limites. Dans la photo, cette dformation

    se dsolidarise de la transparence , de la parfaite correspondance entre la position du modle et

    22Picasso est notamment lartiste de la juxtaposition de points de vue et le premier, avec Braque, qui a exploit les

    potentialits de lassemblage de matires htrognes sur le tableau, ainsi que la pratique du ready-made, voirede laction de transfert et dinsertion dune matire trangre ou dun objet dans un monde autre que celui de sonorigine.

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    celle de son photographe, de lternel prsent de la photographie dfinie et nette. La torsion graphique

    questionne le prsent insouciant de la photo de mode et sygreffe afin de mettre en cause lapparence

    lisse de cette temporalit simple , en la complexifiant et en la recomposant.

    la citation dautres substances et dautres mdia par la photographie sajoute dans ce dernier

    cas la citation artistique, qui superpose diffrentes solutions spatiales et diffrentes approches duproblme de la reprsentation du temps, et a comme effet de donner une paisseur au discours visuel

    de la marque : cest comme si lhybridation pouvait promouvoir une stratification des temps et rendre

    moins transparent et passager le vtement prsent. Cette paisseur temporelle dailleurs est non

    seulement de caractre mdiatique (la photo englobe la peinture) mais galement statutaire : la mode

    englobe les questionnements sur la reprsentation du temps de lart du pass. La citation artistique

    permet de stratifier les poques, et fait en sorte que le discours de la mode se prsente comme

    composite, voire comme rsultat dune insertion entre guillemets dautres discours construits dans un

    ailleurset dans un alors, comme un assemblage temporel et non seulement matriel23. Cela permet au

    discours de la mode de prsenter ses nouvelles crations sans oublier leur ancrage dans un savoir-faire

    et dans une autorflexion de la marque qui met en scne la conscience de son histoire.

    Picasso et Boccioni nontpas dailleurs t choisis au hasard : les deux ont partag lobjectif de

    reprsenter le mouvement des corps dans le temps, et y parviennent travers une stratgie rhtorique

    faite dajouts de parties, de mlanges, de superpositions, de dplacements, de soustractions, qui est

    adopte par Prada. En fait, aprs un bref aperu dun lookbook Prada, nous pouvons affirmer que la

    totalit identitaire de Prada se construit sur une stratgie rhtorique dclatement de perspectives, de

    multiplication de points de vue, dhtrognit de matires et de textures mdiatiques. Ces stratgies

    nonciatives visent toutes questionner le fonctionnement de la mode mdiatise, en premier lieu de

    la mode comme gnratrice dimages qui font presque disparatre le corps et le vtement en faveur de

    la dmultiplication de perspectives sur eux, et en deuxime lieu de la mode en tant que lieu dun

    changement continuel dont chaque tape est cense marquer profondment le champ des possibilits

    actualisables ou virtualises. Cette tension entre le changement et la ncessit de se positionner de

    manire durable et stable dans le champ des possibles explique le got pour lacte de traage des

    surfaces des photos, ainsi que la rfrence aux avant-gardes artistiques qui rsistent au temps et

    deviennent des rfrentiels de toute dmarche crative.

    Voyons prsent comment cette rsistance au temps qui passe est voque dans le second look-

    book slectionn, Printemps-Et 2009 .

    Dans cette premire photo (Figure 6), on observe linsertion du visage dune statue grecque sur

    un corps humain en train dtre habill.

    23Dautres look-books Prada mettent galement en scne cette stratgie de lassemblage de mdias tels que la

    peinture, le dessin, la typographie, de la bande dessine, ainsi que lassemblage de formes provenant dunivers telsque larchitecture ancienne, le fantastique, etc. Voir ce propos notamment les lookbook Spring-Summer 2011 etFall-Winter 2010.

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    Figure 6 Figure 7

    Un second exemple (Figure 7) montre la fracture entre la tte de marbre et le corps en chair

    humaine du mannequin dans le backstage dun dfile ou dun reportage photographique. La peau et le

    marbre sont cousus ensemble mais cet assemblage de matires diverses garantit la vision de la

    dchirure entre les deux via le dvoilement du lieu de linsertion et du cont raste de leur mode

    dexistence.

    Voici encore une fois une composition faite de matires htrognes : les vtements et le corps

    assembls au marbre, le monde en mouvement du dfil et du reportage au monde statique et

    immuable de la statuaire ancienne. Ces exemples ne mettent pourtant pas en scne linsertion dune

    substance mdiatique autre sur celle photographique : ici la photographie englobe elle-mme lemarbre ; nous ne sommes plus dans la reprsentation des clats du dfil o la stratification des

    substances expressives diverses signifiait un dcentrement et une dmultiplication des croisements

    des regards et des perspectives des photographes sur leurs objets ; la photo domine sur les autres

    substances expressives, les comprend et construit un discours sur elles.

    Quelle est la signification de linsertion de la sculpture sur un corps humain, non pas dune

    sculpture quelconque, ou contemporaine aux collections Prada, mais bien dune sculpture classique?

    Que peut vouloir signifier cette insertion de la solidit de la sculpture classique dans le monde de la

    mode, qui est caractris par la rapidit du changement ? Il sagit dinsrer une force dersistance au

    passage du temps et aux inversions des tendances pour mettre en tension lphmre duchangementavec une statue qui rsiste tout changement. Il sagit dune statue abime, certes, assemble de

    manire prcaire au corps humain, mais qui tmoigne dun tre encore l, et de son avoir surpass les

    menaces du temps qui passe. La sculpture ancienne met en scne, avec ses blessures, la patine du

    temps qui sest dpose sur elle en signifiant que la vraie valeur ne suivra pas les changements de la

    mode : la vraie valeur, forte et rsistante comme le marbre, ne disparatra pas avec le passer du temps,

    avec la mode justement.

    Cest comme si cette srie de photos nous invitait faire attention aux mouvements cycliques

    des crations de mode et nous interpellait sur ce qui sera soustrait du contingent et de lphmre pour

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    devenir, simplement, classique. Dj Baudelaire, dansLe peintre de la vie moderne24, affirmait quun

    des objectifs des changements qui gouvernent la mode est dextraire lternel de lphmre. Les

    photos de ce lookbook nous le confirment : les parties en marbre sont des prothses des corps des

    mannequins, quelque chose qui donne du poids au corps qui bouge pendant les prparatifs anonymes

    du backstage, qui lalourdit et le fige. Cette insertion de la statue grecque classique montre que dans ladynamique de la mode le mouvement nest pas un mouvement par oppositions, par couples de

    contraires, la mode et lanti-mode. Le mouvement est plus complexe : on va de la mode au dmod,

    puis du dmod lhistorique et de lhistorique la mode en passant par une tension entre lhistorique

    et le classique. Il y a trois temps dans le cycle des contingences et de rsistances de la mode aux

    contingences et ces exemples Prada nous paraissent exemplifier au mieux cette complexe dynamique

    ternaire.

    3. Melvin Sokolsky et le corps de mode en tant que pierre prcieuse rayonnante

    Venons-en un autre type de photographie de mode, plus ancien, qui nous plonge dans unetoute autre reprsentation de la temporalit de la mode que le prcdent. Si les mannequins des

    premires photos de Prada ntaient que des apparitions fuyantes et des figurines passagres, chez

    Sokolsky le temps de la mode stend sur la durativitet la continuit, voire sur un tempo lent.

    Si le corpus de Prada mettait en scne la dsindividualisation du corps, fuyant et miroitant

    pendant les dfils, par une hybridation des substances visuelles du plan de lexpression, les photos de

    la srie Bubbles de Melvin Sokolsky des annes 1963 pour Harpers Magazine 25 , au contraire,

    reprsentent un corps de femme bien centr, entier et protg par des bulles transparentes en

    plexiglas, en suspension dans latmosphre, en mouvement en dessus de la ville et des eaux. Dailleurs,

    si lunit des corps des mannequins Prada tait mise en danger par le fait que ces corps taient ou bien

    inscrits , tracs par des gestes qui les dcentralisaient, ou bien hybrids au travers de linsertion

    dobjets trangers la place de la tte et des mains, chez Sokolsky par co ntre le corps est non

    seulement reprsent dans sa totalit et puret loin de tout mlange, mais en plus il estprotgpar

    une bulle qui en marque et retrace lunit, la compltude, la perfection, l intouchabilit , et la

    prciosit. Cette diffrence peut en partie tre comprise comme une diffrence entre le prt--porter et

    la haute-couture, cette dernire visant la valorisation de lunicit et de lexclusivit suivant les

    pratiques de sacralisation de loriginal artistique. Ce qui rapproche pourtant ces deux corpus est la

    tension vers quelque chose dimmuable et dinaltrable, qui dans les dernires images analyses deslookbooks Prada prend la forme de lhybridation du corps du mannequin avec la statue de lpoque

    classique et plus gnralement de la rfrence des artistes qui ont marqu pour toujours le champ

    des recherches artistiques. Chez Sokolsky, ce dsir dincorruptible est signifi par la fermeture du

    corps de la femme dans une bulle, qui la spare non seulement des objets quotidiens mais galement

    des lois qui grent notre monde : elle est suspendue dans lair et semble intouche par les lois de la

    24 Publi la premire fois en 1863, disponible dans Collections Litteratura.com cette adresse :

    http://www.litteratura.com/ressources/pdf/oeu_29.pdf25Le photographe Quentin Shih parat sinspirer de Sokolskydans sa srie de photos The Stranger in the GlassBox, 2007.

    http://www.litteratura.com/ressources/pdf/oeu_29.pdfhttp://www.litteratura.com/ressources/pdf/oeu_29.pdf
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    gravit26. Ce mme objectif de valoriser la rsistance au passage du temps et aux transformations

    matrielles est atteint chez Prada par une stratgie de lhybridation entre corps humain et corps

    immobile de la sculpture, tandis que Sokolsky utilise une autre stratgie qui est celle de llvation de

    la femme vers un monde autre que celui de la banale mondanit quotidienne. La femme de Sokolsky

    est prserve des lois du changement temporel ordinaire au travers de sa bulle qui la rendlittralement spare de la mdiocrit du monde, circonscrite, et leve par rapport la marche au sol.

    Si dun ct il y a lhybridation et lassemblage de lhtrogne, de lautre il y a la sparation et

    llvation.

    Mais venons-en examiner quelques photos de manire plus prcise.

    Figure 8 Figure 9

    Ces deux premires photos (Figures 8-9) reprsentent une femme glissant sur leau de la

    Seine et en suspension dans un paysage campagnard brumeux : dans les deux cas, elle est valorise en

    tant quobjetbien distingu du paysage et protg par une enveloppe transparente qui la rend libre de

    circuler o nous les spectateurs ne pourrions pas. Elle est la figure de lexception, de la transcendance

    de la contingence, de la libre circulation et du dpassement des limites gravitationnelles ; en mme

    temps, cest prcisment lenfermement dans la bulle qui la rend libre de circuler. Par ailleurs, il ne

    sagit pas dun renfermement radical car la bulle est transparente et elle nous permet non seulement de

    voir lintrieur, le corps et les vtements de la femme, mais aussi de voir le paysage au travers de la

    bulle, idalis en tant que paysage de rve, aux bords incertains. Encore une fois, les vtements ne sont

    pas bien visibles ; si chez Prada, ils se prsentaient comme des vtements pour le dfil, transformer

    et mtisser, ici par contre les vtements sont mis distance de linstance dobservation en tant

    quobjetsprotgs, prcieux, aptes tre devins et imagins plutt que certifis et tracs.

    26Cette sparation de la femme des lois de la gravitation et de lactivit quotidienne, ainsi que la valorisation duntempo lent par limage pourraient nous amener pencher pour une interprtation de ces photos comme des

    visualisations de rves fminins, prfigurant une femme future (qui sentoure des matriaux davant-garde commele plexiglas), libre et insouciante des contraintes extrieures, - qui tait dailleurs lidal politique des annes 1960.Mais il me semble que plutt quune femme conqureure du monde, nous sommes face ici une valorisation de lafemme qui conquit elle-mme en restant loin du monde, dans le silence de sa propre bulle elle, qui la met plutt

    dans une position dautorflexivit sur elle-mme. La bulle, en la prservant du contact direct avec le mondeordinaire lui permet de nous mettre face une conception du luxe trs particulire, qui concerne plutt ladiscrtion, la distinction et lintrospection que lexagration, lostentation et la spectacularisation de soi.

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    La deuxime image met en scne de manire plus explicite que la premire llan de la march e

    du mannequin : mais est-ce quon peut encore parler de marchedans ce cas-ci ? la diffrence des

    photographes de Prada, qui positionnaient leurs mannequins lintrieur des dispositifs de la mise en

    scne de la mode, le dfil et le backstage, et qui taient valoriss dans leurs mouvements de

    dfilement, Sokolsky positionne son mannequin renferm dans un lieu ouvert, notamment la ville.Cette ville est dralise car elle apparat comme une ville de surface, non habite, vide et morte. Elle

    apparat comme un dcor que seulement la bulle transparente, avec ses jeux de reflets, permet de

    creuser et den rvler la profondeur. Cest la bulle qui construit une dimension relle de la ville car les

    reflets produits en rvlent une animation possible. Si la bulle dralise la femme car la spare de toute

    contingence, elle module par contre la ville en la rendant vivante. La bulle transforme la ville-dcor

    immobile et apparemment immuable dans une ville qui stratifie ses formes grce un jeu de

    transparences et cest llan de la marche de la femme qui permet la bulle de mettre la ville en

    mouvement travers ses miroitements et ses jeux de lumire. Nous sommes face une femme qui

    marche sans vritablement marcher : en fait, il ne sagit pas dune vritable marche car elle paratpresque danser, tourner sur elle-mme, se mettre en pose pour offrir delle-mme son meilleur profil.

    Il sagit dune promenade qui nest pas une marche et qui ressemble plutt un dfil. La femme dfile

    dans une ville apparemment calme : cest elle qui lanime,avec son pas presque christique, cest elle

    qui transforme la ville en tant que dcor et scnographie, en quelque chose danim, voire en un

    spectacle : llan de la promenade produit lui-mme les jeux de lumire qui manquent ce dcor. Cest

    la bulle en mouvement qui cre le dispositif du dfil et qui illumine le dcor. Mais i l sagit dun dfil

    invers : cest la bulle enveloppantle mannequin qui cre le dispositif miroitant du dfil et qui anime

    la scnographie : la lumire est interne la bulle et se diffracte vers lextrieur en crant un dispositif

    de dmultiplication du dcor qui est typique des dfils o, comme nous lavons dj dit plus tt, les

    identits corporelles et du dcor se filtrent rciproquement au travers de la rencontre entre

    mouvement des lumires et mouvement des corps. Ici, contrairement chez Prada, ce nest pas le

    corps qui se dcentralise et se dissipe au travers des lumires des flashs, mais cest le corps de la

    femme lui-mme qui cre les lumires qui animent le dcor : la femme dans la bulle brille de lumire

    propre, comme si elle tait un noyau de diamant install lintrieur dun bijou prcieux27qui diffracte

    et diffuse la lumire autour de lui-mme. Cest elle qui transforme le dcor citadin, dailleurs vid

    dactivits telles que le travail ou le transport, en lieu de contemplation, en dfil : elle est non

    seulement entire et protge mais galement source de lumire, autonome et gnratrice de reflets enmouvement. Il sagit dune femme autonome, libre : une femme qui se prsente comme la figure

    contraire des mannequins expropries de leurs corps mdiatiss linfini pendant le dfil : cette

    femme vise mettre en jeu des valeurs durables, non reproductibles, non mdiatises. Dailleurs , les

    traces sur le corps des mannequins de Prada visaient la mise en scne dune femme qui se dsincarne,

    sloigne delle-mme au travers de ses fantmes lumineux en relation instable entre eux, tandis que la

    femme de Sokolsky se protge de tout passage du temps, de toute constriction mdiatique : cest elle-

    mme qui produit la lumire. La femme de Prada est toujours trs, trop proche de la source de la prise

    de vue, et la lumire ltouffe et la dsincarne, tandis que la femme de Sokolsky nous tient distance

    27Voir ce propos Pierluigi Basso Fossali, 2008, op.cit., p. 454.

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    travers son rayonnement. La premire femme est dcompose et dcomposable, la seconde est la

    manifestation de lharmonisation de la femme en tant que totalit rayonnante.

    4. Guy Bourdin, le regard ftichiste et le temps de la fuite

    Guy Bourdin est lun des photographes qui a notre sens le plus investigu les cts sombres du

    regard sur le corps de la femme. Dans ses sries de photos pour Vogue dans les annes 1960 et pour

    Charles Jourdan dans les annes 1960 et 1970, la femme est souvent reprsente seule dans la ville,

    comme on peut le voir dans ces deux premires photos (Figures 10-11).

    Figure 10 Figure 11

    Dans ces deux images, la femme apparat comme fugitive : dans le premier cas, elle est

    reprsente comme une figurine floue gare dans un lieu dshumanis : une grande avenue dans une

    mtropole. Cette grande avenue est pourtant dserte, ce qui nous fait comprendre quil est laube. La

    femme est reprsente floue : linitiative du mouvement qui produit leffet de bougest prise

    par elle et non pas par le photographe : il sagit du flou photographique cr par la course de la femme

    la recherche dun lieu sr o trouver un abri. Mais les avenues dsertes dune mtropole nen offrent

    pas forcment beaucoupDe plus, la brume naide pas sorienter

    Si dans la premire photo la femme est reprsente comme fugitive dans un lieu o il ny a pas

    dabri et de protection possibles sa course nous apparat comme sans issues, dans la deuxime

    photo, la femme trouve un abri seulement provisoire pour se cacher : une colonne citadine sur laquelle

    est superpose une affiche o rien quun mot nest saisissable, Enqute . Cette colonne fait quelle

    nest pas immdiatement reconnaissable aux yeux du spectateur bien que le manteau et les

    chaussures, particulirement soigns, puissent attirer lattention. Mais quelleest la menace laquelle

    elle veut/doit se soustraire ? Il sagit dune menace invisible, maisprsente. On le ressent facilement :

    dans les deux cas, la femme essaie de sortir du cadre strict de limage, mais en mme temps, elle doit

    faire attention ne pas sgarer dans les villes dsertes et anonymes dans lesquelles elle se retrouve

    seule. Elle lutte contre le vide de son alentour, la grande ville dserte, ainsi que contre l enfermement

    qui la rduirait une cible dans le cadre du viseur du photographe : l enfermement est menaant

    autant que lgarement dans le vide. La tension entre renfermement dans le viseur et garement dans

    le dsert de la mtropole est comparable avec la tension entre enfermement et dsertification humaine

    que nous avons repre dans le corpus de Sokolsky. Chez Sokolsky pourtant il sagissait dun

    enfermement protecteur et sacralisant ; la dsertification ntait pas menaante, mais totalement enaccord avec linsertion de la femme-bulle dans un pays des merveilles o elle rayonne vers son

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    extrieur sans rien perdre de sa substance identitaire. Chez Bourdin, par contre, dans la premire

    image, le renfermement trop important de lencadrement de la part de linstance de prise de vue

    pourrait signifier un arrt de la course de la femme, sa captivit et, dans la deuxime image, pourrait

    dvoiler sonvisage, la dmasquer ou lemprisonner. Dans les deux cas, le renfermement dans un cadre

    trop troit de la vision signifierait empcher la femme dtre libre. Mais quel est lendroit de sa l ibert,quel peut tre le lieu sr qui puisse labriter ? La femme est contrainte entre le lieu trop troit de

    lencadrement, dun ct, et le lieu trop vide de la ville dserte et immense, de lautre. Mais cette

    femme, que fuit-elle et qui ? Elle fuit une menace denfermement, la menace dtre arrte et rendue

    prisonnire, mais elle risque lgarement. Son corps est toujours nonc comme corps qui fuit ou se

    cache et dans ces actes de fuite ou de cacherie, la femme est reprsente floue sa silhouette floue

    ou bien coupe par la colonne qui affiche un mot inquitant tel que celui d enqute . Elle fait

    elle-mme lobjet dune enqute ou, par contre, fuit-elle une menace atteste, qui a dj fait des

    victimes ?

    Si lon examine deux autres images (Figures 12 et 13), on se rend compte que du corps de lafemme qui se cachait, il ne reste visibles que les pieds, voire les chaussures.

    Figure 12 Figure 13

    Dans ces deux images notre hypothse de dpart se confirme, se renforce et se prcise : le corps

    de la femme est coup de manire encore plus radicale que dans la photo de la colonne Enqute .Les parties visibles de son corps ont t rduites : le viseur sest beaucoup rapproch delle dans la

    premire image ; il est plus distance et compltement cach dans la deuxime image mais ici, il nest

    pas visible par la femme, ce qui le rend encore plus menaant.

    Regardons la premire photo de plus prs : la ville dserte a laiss la place un paysage

    dsertique o lon ne voit quun tronc accompagn de son ombre, des pieds botts galement

    accompagns de leurs ombres et, enfin, une ombre toute seule, sans corps pour la soutenir et la

    justifier. Il sagit dun personnage invisible, dont on ne connat pas le genrebien que la chevelure

    entrevue soit masculine , mais on sait quil est prsent tout en ntant pas visible: cela pourrait tre

    lombre du photographe, qui est par dfinition absent de sa photo, ou bien, dans certains cas pluscomplexes, prsent au travers de ses ombres et des ses reflets ? La femme est clairement poursuivie

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    les deux ombres humaines ne sont pas superposes lune sur lautre ce qui veut dire que le

    corps/ombre de labsent/prsent est derrire celui de la femmemais ici elle a arrt de courir.

    Dans la figure 13, par contre, la femme est entrevue de lautre ct de la rue, et la vision en est

    empche car la position du preneur de vue est celle de quelquun qui ne doit pas se faire remarquer. Il

    est cach derrire un pilier du trottoir den face, qui nous cache son tour la vision du corps de lafemme. Pour la premire fois, la femme dont on naperoit que les lgantes chaussures , est dans une

    situation de communication : elle est lintrieur dune cabine tlphonique, elle se met en contact

    avec quelquun qui pourra au moins tre au courant de son positionnement dans la ville.

    Par rapport aux premires images prises en considration, o le corps de la femme de Bourdin

    avait encore droit lexistence en tant que totalit, ici le cadre se restreint sur les dtails et les

    accessoires. Le cadre devient touffant et le corps est rduit des signes particuliers, des dtails qui

    dsindividualisent la femme en faveur dune ftichisation de ce quelle porte en tant quaccessoire. Il

    ne sagit pas darrter lattention sur lessentiel des vtements et du corps dans sa totalit, mais bien

    sur linessentiel de laccessoire et sur le fragment. La d-totalisation porte la dsindividualisation et la marchandisation du corps en tant quassemblage de dtails qui nont plus dancrage corporel.

    Bien que le cadre nous permette de nous rapprocher de la femme, de mieux voir les dtails, nous

    sommes positionns par ces images en tant que regardeurs involontaires ainsi quimpuissants car

    entre nous et la femme sentrepose la mdiation du photographe qui loigne de la femme en

    lencadrant de trop prs et en lemprisonnant dans une vision dsindividualisante. Nous sommes

    obligs de regarder do lon naurait pas voulu, do lon naurait pas os. Si, dans la figure 12, ce qui

    emprisonne la femme est dune part lombre trop proche et de lautre le dsert infini autour delle, dans

    la figure 13, par contre, la femme est captive, au niveau de lnonc, par la cabine tlphonique qui,

    tout en lui permettant une communication, la coince. Mais elle est emprisonne aussi par le vide de la

    voie routire dserte, ainsi que, au niveau de lnonciation, par le fait que chaque encadrement, mme

    celui des piliers du trottoir, peut se transformer en menace dtouffement28. Tout encadrement trop

    proche est suspect car il vise aux dtails de manire obsessive, en oubliant le corps : quelle pourrait

    tre la prochaine tape aprs le rapprochement du dtail et la dsindividualisation du corps ?

    Disparatre ? tre phagocyt ?

    Pour terminer notre enqute sur Guy Bourdin, nous prendrons en considration encore

    deux images (Figures 14 et 15) qui reprsentent notre sens la conclusion de cette aventure

    photographique joue entre lenfermement et lgarement, entre le regard trop proche port sur ledtail et la dsertification humaine des alentours.

    28Il est intressant de remarquer que la bulle entourant les femmes des Sokolsky ne pourrait jamais tre comprisecomme un lieu denfermement et dtouffement: la femme de Sokolsky ne souffre pas docclusion. Cet effet est dau fait que la prise de vue des photos de Sokolsky ouvre un champ trs vaste de la vision et, par consquent, onaperoit la bulle comme un lieu de protection plutt que comme un dispositif demprisonnement. Par contre, dansla prise de vue de Bourdin lattention sur le dtail vestimentaire et corporel, tout en tant en plein air, construit un

    effet hybride dtouffement et dgarement. Cest toujours le rapport entrele type de cadrage, la position du corpsdans lespace ambiant et les parties du corps mises en avant qui permet chaque fois didentifier les maniresdont la femme triomphe ou non dans le monde que lentoure.

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    Figure 14 Figure 15

    Dans ces deux images, nous sommes face des femmes mortes. De lune, allonge dans un pr

    plat ventre, on naperoit que les chaussures et les jambes ; de lautre on naperoit que le soutien-

    gorge et une partie du buste et de la chevelure. La premire na pas encore t remarque par les

    figurines prsentes larrire plan chez Bourdin, les autres sont toujours reprsents comme

    absents ou indiffrents, la seconde aussi est abandonne sans vie ; cette fois on aperoit la main de

    quelquun qui est en train dteindre la lumire pour empcher la dcouverte du corps.

    Dans une dernire image (Figure 16), du corps de la femme il ne reste que les contours tracs au

    crayon blanc, et les chaussures roses de soire, abandonnes, loignes du simulacre du corps,

    dissmines, comme il se doit dans le cadre dune mort violente. Cette photo claircit sans doute

    limage o lon pouvait lire le mot enqute sur la colonne derrire laquelle se cachait notre

    passante : la fuite de la femme, sa tentative de se cacher en se protgeant du trop proche et du trop

    vide, se termine bien par des meurtres qui demandent tre enquts.

    Figure 16

    Cette photo nous renvoie la premire, produite par Prada, o le corps du mannequin tait

    trac et dmultipli par un mme crayon blanc. Chez Prada, il sagissait dun mannequin au corps

    expropri par la dmultiplication de ses silhouettes et de ses enveloppes corporelles qui la dcentraient

    et la de-substantialisaient pendant le mouvement du dfil, tandis quici le crayon blanc trace le

    contour dun corps dj arrt, dj expropri, dj loign de tout mouvement et de toute animation.

    Chez Prada, le dessin amplifiait le corps de la femme car il le dmultipliait en ajoutant des enveloppes

    successives, chez Bourdin par contre le crayon blanc en met en scne la disparition, la soustraction, lemanque, le vide : cest dune certaine manire la fin dune histoire qui pouvait dj se deviner comme

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    inscrite en puissance dans le destin du premier mannequin. Si leffet smantique est diffrent dans les

    deux cas, cest toujours le crayon blanc utilis sur ou par la photo qui dcrit un corps qui nest pas sa

    place, qui a perdu son centre.

    Le dessin chez Prada fonctionnait comme support de la photo afin de rendre la vrit du corps

    expropri et en mme temps exalt car en transformation pendant le dfil la photo ne se suffisaitpas elle-mme; par contre chez Bourdin le dessin est englob par la photo qui atteste une

    disparition : la photo est ici autonome, elle na plus besoin dtre supporte et elle rvle sa vrit: la

    fin, mlancolique, de toute fiction29.

    Cette dernire photo nous met face un corps mort, dont les contours sont redessins par un

    crayon blanc, et des dtails daccessoires: les belles chaussures de soire. Quelle est la relation entre

    lenfermement et lgarement, ainsi quentre la focalisation sur le dtail/accessoire et le meurtre ?

    Dune image lautre, lespace de la femme est devenu de plus en plu s troit : entre le renfermement

    dans le cadre du viseur et labsolutisation du dtail, lgarement dans le dsert et le vide, cest le

    renfermement dans le dtail qui la emport sur le plan de lexpression, mais finalement, cest la mort

    en tant qugarement dans le dsert qui a fini par caractriser smantiquement la solution de son

    histoire. Lenfermement et lgarement se rejoignent enfin.

    Venons-en quelques questions fondamentales. Quelle histoire du corps pouvons-nous tracer

    travers ce rapide aperu des photos de Bourdin ? Que reste-t-il de son identit ? Quelle histoire du

    vtement construit-elle ? Quapporte une marque cette auto-reflexivit dans cette exprience de

    lobservation du corps et du vtement ?

    La dernire image reconstruit la forme dun corps entier qui se venge du dtail, accessoire, aprs

    la mort, essentielle et dfinitive. Nous voyons comment ce troisime corpus explore lui aussi la relation

    entre ce qui est accessoire, passager, fugitif et ce qui rsiste au passage du temps : dans ce dernier cas,

    la mort. Tous ces corpus ont faire avec les enveloppes des corps des femmes : enveloppes dessines

    afin de valoriser les silhouettes dmultiplies, hybrides afin dtre reconnues comme des corps

    durables, qui ne se laissent pas inflchir par le passage du temps et des modes (Prada), des enveloppes

    enveloppes et rayonnantes, autonomes et libres, matresses de leur destin (Sokolsky) ; des corps par

    contre cachs, ou coups mais qui retrouvent une forme unitaire dans la mort.

    Et le vtement dans tout cela ? Les corpus analyss paraissent tous sloigner dune conception

    attestatrice du vtement ; ce quils visent est plutt une thorisation du corps de la femme associ

    avec les temporalits contradictoires de la mode. Dans les deux premires photos de Prada, levtement est surtout un capteur de lumires et un ensemble de matires sur lequel virevoltent les

    mouvements fulgurants des mannequins et des photographes ; chez Bourdin, le vtement est loign

    de la prise de vue : ce qui compte est quil soit caractris comme prcieux, sacralisant le corps de la

    femme ; en un mot il doit tre justement distant de la saisie des regards. Chez Bourdin, nous

    29Si la production entire de Bourdin, et notamment les photos de la dernire priode (fin des annes 1970) nousferait pencher plutt pour une lecture de cette scne comme caractrise par lhumour noir, le chemininterprtatif que nous avons parcouru en choisissant ces sept photos de Bourdin nous empche de centrer notre

    interprtation sur lhumour. Nous avons choisi une orientation de choix de photos qui nous fait pencher pluttpour une lecture mlancolique de cette dernire photo, qui, en tant que scne de crime-nature morte, nous faitplutt rflchir sur la vanit de nos dsirs.

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    navons que les accessoires, qui obsdent le dsir du preneur de vue, et qui ne sont pas l pour

    revtir le corps de la femme mais pour le substituer en tant que coupures et en tant que fragments.

    Les vtements ne sont donc ici quun prtexte pour rflchir sur le corps et sur les tempo ralits

    paradoxales de la mode.

    Conclusions

    En re-parcourant nos corpus, nous avons vu se dployer trois diffrentes stratgies de

    traitement du corps du mannequin. Dans le cas de Sokolsky, il sest notamment agi dun corps

    sacralis dans une bulle, la bulle fonctionnant comme prothse permettant de donner rsonance au

    corps, qui garde sa totalit et son unicit, son intouchabilit et sa sparation : il sagit dun corps

    triomphant et le mannequin devient femme. Par contre, dans le cas de Prada et de Bourdin, les corps

    sont plus vulnrables et manipulables : ce sont des corps vaincus. Chez Prada, le corps dmultipli est

    un corps mis en spectacle, expropri et volatile : il est l, disponible tout dsir scopique : cest ce dsir

    scopique qui finalement lexproprie car il risque de se perdre dans linconsistance des jeuxfantasmatiques de lumires. Sa dmultiplication excite un type particulier de dsir, un dsir qui a

    besoin de saccrocher des saillances, mais pas de se stabiliser. Cet autre type de dsir est mis en scne

    par Bourdin : il vise cadrer, fixer, figer, immobiliser. Le corps du mannequin nest pas dmultipli

    mais bien coup, fragment30, dpendant des accessoires choisis. Le dsir trouve un objet bien prcis

    o se dployer. Nous avons affirm plus haut que dans toutes les photos de Bourdin, le photographe

    permet lobservateur de se rapprocher de plus en plus de la femme mais ce rapprochement

    obsessionnel lloigne de nous pour toujours car on ressent clairement quentre elle et nous il y a non

    pas simplement la mdiation du photographe, mais son interposition : il simpose.

    Il y a donc un rapport triangulaire et non pas une superposition de notre position nous, les

    observateurs, avec celle de lobservateur dlgu dans limage: les simulacres nonciatifs narrivent

    pas trouver un syncrtisme entre eux. La chaussure de femme est destine tre dsire par une

    femme mais le rapport entre femme reprsente et femme qui observe est clairement affich comme

    mdi par le dsir de lhomme: la femme qui observe dsire la chaussure de lautre femme mais elle

    est cense la dsirer dans ce miroir dplac quest le regard dun homme. Lobservatrice de limage de

    la chaussure dsire la chaussure parce que l'image met en scne le dsir d'tre dsire, dtre

    poursuivie, jusqu la fin. Les photos de Bourdin sont elles aussi fortement autorflexives et non

    seulement, un niveau banal, car elles mettent en scne une stratgie de cadrage excessive et

    obsessionnelle presque anatomique vis--vis des accessoires , mais parce quelles mettent en scne

    une croise des dsirs, ainsi quune difficult de les homogniser, de les reconstruire ensemble dans

    une vision irnique.

    Du premier corpus au dernier, il nous semble pouvoir tracer un parcours qui va dun espace

    topique, celui du dfil qui est transfigur par la dmultiplication des corps et des lumires sur lui ,

    en passant par un espace paratopique (le backstage) ainsi que par lespace ouvert de la ville mais qui

    30Sur le rapprochement entre les photos de Bourdin et les poupes de Bellmer ainsi que le surralisme voir Alison

    M. Gingeras Guy Bourdin, Phaidon Press, 2011. Dans la prsentation, on mentionne aussi les relations entre art etpublicit. Sur cette dernire question voir aussi Gilles de Bure, Introduction , dans Guy Bourdin, Photo Poche,

    Actes Sud, 2007.

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    valorise une sparation lective son intrieur (Sokolsky) , en terminant par la dterritorialisation et

    le dsert chez Bourdin.

    Pour terminer, quelques mots sur la question de la temporalit de ces photos, qui nous a

    beaucoup occupe pendant notre parcours. Les premires photos de Prada, avec leur syncrtisme

    expressif, montrent que la photo nest pas capable dtre temps avec ses rythmes, avec le suicide troprapide du mannequin gar dans ses fantmes. Ces photos montrent que la photo narrive pas suivre

    le sens de lopportunit qui caractrise la dynamique de la mode, qui doit se syntoniser elle-mme

    avec sa vitesse, avec ses propres temps : elle, qui devrait mme les anticiper ! La prsence de la statue

    dans les dernires photos Prada et les fragments dune autre poque montrent la difficult de la mode

    tre temps avec elle-mme : elle ne peut jamais attester son existence dans un temps qui lui soit

    vraiment propre : tout est fugitif, trop fugitif et pour y chapper on est oblig de devenir autre, de se

    camoufler, comme il arrive dans les dernires photos Prada.

    La conception du temps est diffrente chez Sokolsky, qui problmatise aussi la soustraction du

    temps prsent, lalination de laujourdhui car sa sparation des activits montre le refus de la foule etdu contact : la bulle est sans patine car le diamant est totalement pur, intouch par le passage du

    temps. Et, enfin, Bourdin montre que le mannequin est toujours un peu hors cadre, couvert et coup

    par un lment architectonique, comme sil sagissait de montrer lanatomie de la mode.

    Pour citer cet article : Maria Giulia Dondero. Les aventures du corps et de lidentit dans la

    photographie de mode, Actes Smiotiques [En ligne]. 2014, n 117. Disponible sur :

    Document cr le 28/01/2014

    ISSN : 2270-4957