Le Clown et la Geisha…Le Clown et la Geisha roman 196785JAV_MOTS_cs4_pc.indd 3 15/02/2013 13:14:26...

9
Alexandre Naos Le Clown et la Geisha roman Extrait de la publication

Transcript of Le Clown et la Geisha…Le Clown et la Geisha roman 196785JAV_MOTS_cs4_pc.indd 3 15/02/2013 13:14:26...

  • Alexandre Naos

    Le Clown et la Geisharoman

    196785JAV_MOTS_cs4_pc.indd 3 15/02/2013 13:14:26

    Extrait de la publication

  • S’IL N’ÉTAIT le regard oblique que vous me déco-chez avec insistance depuis quelques précieux instants, j’opterais volontiers, monsieur, pour vous laisser à votre légitime solitude. Or vous persis-tez à m’observer sous toutes les coutures. Est- ce à dire que vous vous interrogez sur le point de savoir si vous n’avez pas déjà aperçu cette tête quelque part ? Possible, du reste. Rien n’est impos-sible dans cette mégalopole absurde tenant lieu de capitale à ce pays exsangue. Notez bien que j’accepterais gracieusement de m’asseoir à votre table si j’étais convaincu de ne point jouer les importuns. Je n’apprécie guère de déranger les gens sirotant paisiblement leur verre, voyez- vous. Chacun a droit à un bref moment de répit en ce monde chargé de violence jusqu’à la gueule. Je respecte cela. Au contraire, cela vous ferait grand plaisir ? Ce n’est pas de refus, alors.

    Oui, je prendrai comme vous. Ce cocktail entre vos mains a l’audace de me mettre instantanément l’eau à la bouche. Il est à base de rhum, originaire de Cuba ? Je l’avais deviné. Il ne manque qu’un

    7

    Extrait de la publication

  • délicieux cigare, un de ces havanes, et l’on se croi-rait sur cette île fascinante des Caraïbes. Voilà, le patron a vu votre signe. Il s’exécute. Parfait.

    J’aime le rhum, il me relaxe. Surtout par ce temps à noyer un poisson ! Ne la trouvez- vous pas inquiétante, cette mousson perpétuelle ? Et cette saleté de moiteur étouffante pourrissant tout ce qu’elle enrobe ? Réchauffement climatique oblige ? Paraît- il. Justement, voici le journal météo à la télévision. Diable, ces fichus écrans sont partout de nos jours ! Jusque dans les toilettes publiques ! Impossible de les éviter. Et ne tentez point de demander au patron d’en diminuer le volume. Il piquerait une crise, vous affublant au passage de tous les noms d’oiseaux. Un véritable fléau, ces téléviseurs ! Strictement interdit en outre de les éteindre ? J’avais oublié ce récent décret. Ou plutôt feignais- je de l’oublier. Que ne vont- ils encore inventer ? Le pire étant que les gens se figurent regarder l’écran. Amusant, n’est- ce pas ? Ils n’ont pas encore réalisé que ce sont les écrans qui les observent. Parfaitement. Grâce à leurs caméras microscopiques dissimulées allez savoir où. Lorsqu’ils s’apercevront que leur téléviseur est, sinon un écran de fumée, un miroir sans tain, dur sera le réveil.

    Remarquez, on n’y prête plus garde avec le temps. À quoi fait- on encore attention de nos jours, je vous le demande ? Monde dystopique dans lequel nous baguenaudons ! Gavés comme des oies par ces pseudo- informations, vérités ou

    8

    Extrait de la publication

  • contre- vérités ! Mais aussi ces publicités, photos, vidéos, textos, tweets. Sans parler de cette diar-rhée d’interdictions, de lois, décrets, suggestions… Enfin, ce que vous voudrez ! Si bien que nos neu-rones finissent par contracter un Alzheimer pré-coce. Évanouis, mon cher monsieur, nos simples réflexes humains ! Englués dans ce magma d’in-jonctions administrées en permanence depuis… Oh ! on ne s’en souvient plus ! L’oubli, monsieur. La faculté principale de l’homme. Le saviez- vous ? Sans elle, toute personne deviendrait démente. Ou morte étouffée par ces milliards de stimuli inutiles captés en continu par nos sens.

    Ce déluge, disais- je. Du jamais vu ! Ce ne sont plus des rues, monsieur, mais des canaux. Nous ne sommes pourtant pas à Amsterdam, que je sache ! Voyez par la vitre ces humanoïdes interlopes osant s’aventurer à l’extérieur. De plus en plus en rares, il est vrai. N’ont- ils pas l’air de spectres se mou-vant au ralenti dans les ténèbres épaisses d’un tunnel sans issue suintant de toute part ? Il faut reconnaître à leur décharge que le plop ! plop ! incessant des gouttelettes tombant sur la toile des parapluies, les tuiles, la carlingue des automobiles, les marquises des terrasses, les capuches des cirés, les boîtes crâniennes, à la longue, rend fou. Par ailleurs, le niveau des mers s’élève beaucoup plus rapidement que ces niais de climatologues veulent bien le laisser entendre. Les Bataves, prévoyants et efficaces comme à leur habitude, se sont empres-sés de relever leurs digues à système hydraulique

    9

    Extrait de la publication

  • ou que sais- je ? Tiendront- elles ? Deux tiers de leur pays courent le risque de se retrouver sous l’eau. Et nous ? Qu’attendons- nous pour relever les nôtres ? Le Jugement dernier ? Selon toute vraisemblance, nous ne sommes qu’aux prémices du déluge. Mais je m’emporte, cher monsieur. Je m’égare. Lorsque je commence à déblatérer, rien ni personne ne peut m’arrêter. Ceux qui me connais-sent, mes amis, ou qui se prétendent tels, vous le confirmeront. Voilà du reste cet alléchant cocktail qui arrive à point nommé. Je meurs de soif.

    Je suis impardonnable ! Je parle, parle et omets de me présenter. Je m’appelle René Desvilles. Ou plutôt, l’on me nomme ainsi. Car pour ma part, en toute franchise, je ne m’appelle jamais ! Imaginez- moi d’ailleurs courir de par les rues, hurlant mon nom : Desvilles ! Desvilles ! Ne se trouverait- il pas un citoyen bien intentionné, perché idéalement sur quelque balcon, pour avertir qui de droit afin que l’on m’enfermât sur- le- champ dans quelque lieu douteux ? Enfin, peu importe. Ravi de cette rencontre. Oui, Desvilles… Un nom sans en être un, je vous l’accorde. Comme Jacques Albert, Louis Deschamps… Anonyme, somme toute. Tel que notre pays en regorge. La plupart des noms s’avèrent anonymes, en voilà un paradoxe ! Hormis ceux des gens illustres, cela va de soi. Mais loin de moi un quelconque désir de célébrité. Dieu m’en garde ! Certes, j’y ai goûté. Bien que brièvement. Et malgré moi, soyez- en certain. Enfin, n’y pensons plus. De l’histoire ancienne. Oubliée !

    10

    Extrait de la publication

  • Vous froncez les sourcils. Mon patronyme vous dit quelque chose ? Tiens donc, je ne pense pas pour ma part avoir le plaisir de vous… Quelque hasard, sans nul doute. Ah ! je pourrais vous en conter sur ce prétendu hasard qui fait bien, ou mal, les choses ! Mais ne nous emballons pas. Nous avons tout le temps devant nous. Vous n’êtes pas pressé ? Quoiqu’on vieillisse, cher monsieur. Et il est bien connu que rien ne sert de vieillir, il faut mourir à point. Et même mourir plusieurs fois, si possible. Une suite colorée de petites morts : voilà les cartes gagnantes ! La clef du Salut ! Mais cela est une tout autre affaire.

    Comment ? Sur l’affiche ? À l’entrée ? Bien sûr ! Vous y êtes ! C’est là que vous m’avez vu. Déguisement et maquillage en sus. Oui, j’exerce présentement l’humble profession de clown. Cela vous surprend ? J’offre une petite représentation chaque soir, secondé par ma chère compagne, Aurore de son prénom. Parée en geisha, en ce qui la concerne. Vous avez bien entendu  : ces célèbres courtisanes japonaises modelées pour fas-ciner les mâles –  à qui il reste un tant soit peu de libido, cela va de soi. Il vous faudra l’admirer, monsieur, cette perle de femme, corsetée dans son superbe kimono, me donner le change sur scène. Une merveille ! En toute confidence, je soupçonne le public de se presser aux représentations unique-ment attiré par sa troublante beauté. On prétend que je me défends également question comédie. Mais je ne suis pas dupe, tenez- le-vous pour dit !

    11

    Extrait de la publication

  • Une pièce de théâtre ? Pas exactement. Essentiellement du mime. Nous présentons notre numéro devant un public restreint, n’allez pas vous imaginer des grandeurs. Une trentaine de places, tout au plus. Voyez, les chaises sont vides. Tout à l’heure, avec un brin de chance, malgré ce temps exécrable, elles seront presque toutes occupées. Pourquoi ne pas rester et profiter du spectacle ? En outre, c’est gratuit. Si vous avez le temps, vous m’en verriez heureux. Par la même occasion, vous me feriez part de votre avis. J’aime connaître l’opi-nion du public sur notre chorégraphie. Oh ! rien que de très modeste. Bien qu’au fil des jours on ait acquis son petit succès, reconnaissons- le. Avec le temps, tout se perfectionne, acquiert son juste tempo, n’est- ce pas ? Peut- être vous attarderez- vous ? Je l’espère du fond du cœur. Ce sera ma manière de vous remercier de votre charmante compagnie. Si gentiment offerte par ailleurs.

    Sans m’offenser, je ne possède guère une tête de clown ? Mais vous ne me contrariez nullement. De fait, vous n’êtes guère le premier à me le faire remarquer. Hormis costume et maquillage, on parierait sur avocat ou juge ? Excellente déduction, une fois de plus. Vous m’impressionnez ! Il m’a été permis en effet d’achever des études de droit. Bien que je n’aie pas eu l’honneur d’embrasser la carrière d’avocat. Remarquez, j’aurais pu. Je pos-sédais, il me semble, les qualités requises. Enfin, ce qui est fait est fait. Les regrets sont inutiles. J’ai occupé en l’occurrence de longues années une

    12

    Extrait de la publication

  • fonction, non pas au Barreau, mais au Bureau. Quel Bureau ? Question des plus évidentes : ils font florès. On irait jusqu’à avancer qu’il n’y a plus que cela dans ce pays  : des bureaux ! Le mien, par les tristes temps qui courent, non le moindre d’ailleurs : celui des sans- papiers. Comment diable ai- je pu passer de fonctionnaire à clown ? Il fal-lait s’y attendre. Cette question survient plus tôt qu’à l’accoutumée. Dans un sens, tant mieux. Nous irons plus vite à l’essentiel. Et je vous remercie de l’avoir prématurément posée.

    Je vous intrigue ? À la bonne heure. C’est déjà cela. Je n’ai pas répondu à votre question ? Certes. Loin de moi le souhait de l’esquiver, n’ayez crainte. Pourquoi clown, donc ? Mais, cher mon-sieur, n’est- ce pas là le mystère des mutations, des métamorphoses de l’âme ? Vous ne voyez pas de quoi je veux parler ? Allons bon. Une histoire fort curieuse en ce qui me concerne. Et je doute que nous ayons le temps de… Vous cherchiez juste-ment à le tuer ? Vous m’étonnez. Bien rare, de nos jours, d’avoir du temps à perdre. Qui plus est pour écouter de potentiels bouffons délirer dans un bistrot enfumé quelconque. Tuer le temps… Tâche sisyphéenne ! C’est, hélas ! lui qui nous consume à coup sûr, misérables créatures que nous sommes, telles ces nuées d’insectes aveugles brûlant leurs ailes aux ampoules incandescentes d’interminables soirs d’été où l’on étouffe.

    Eh bien, puisque vous le demandez si naturel-lement et que ce rhum béni possède le pouvoir

    13

    Extrait de la publication

  • suprême de me délier la langue, il ne me reste d’autre choix que de me lancer. Je vais vous dire comment j’en suis arrivé là. Mais parlons plus bas, voulez- vous. Avec ces damnés micros et caméras partout. Ne vous y fiez pas. Malgré le vacarme ambiant, ils sont capables de lire sur nos lèvres. Souriez, souriez… Le plus béatement possible. Car, si au cours de notre conversation nous nous mettions à revêtir une mine grave, ils en vien-draient à supputer quelque complot. Oui, ceux assis derrière les caméras. Je vous assure. Faites ce que je vous dis. Feignez de trouver vaguement amusant ce que je vous raconte. Bien que ce ne soit point le cas. Du reste, vous y parvenez à merveille. Il est vrai que de nos jours nous avons tous acquis le don de nous dissimuler constamment derrière un sourire idiot.

    Extrait de la publication

    Le Clown et la GeishaChapitre 1

    /ColorImageDict > /JPEG2000ColorACSImageDict > /JPEG2000ColorImageDict > /AntiAliasGrayImages false /CropGrayImages true /GrayImageMinResolution 150 /GrayImageMinResolutionPolicy /Warning /DownsampleGrayImages false /GrayImageDownsampleType /Average /GrayImageResolution 300 /GrayImageDepth -1 /GrayImageMinDownsampleDepth 2 /GrayImageDownsampleThreshold 1.50000 /EncodeGrayImages true /GrayImageFilter /DCTEncode /AutoFilterGrayImages true /GrayImageAutoFilterStrategy /JPEG /GrayACSImageDict > /GrayImageDict > /JPEG2000GrayACSImageDict > /JPEG2000GrayImageDict > /AntiAliasMonoImages false /CropMonoImages true /MonoImageMinResolution 550 /MonoImageMinResolutionPolicy /Warning /DownsampleMonoImages false /MonoImageDownsampleType /Average /MonoImageResolution 2400 /MonoImageDepth -1 /MonoImageDownsampleThreshold 1.50000 /EncodeMonoImages true /MonoImageFilter /CCITTFaxEncode /MonoImageDict > /AllowPSXObjects false /CheckCompliance [ /None ] /PDFX1aCheck false /PDFX3Check false /PDFXCompliantPDFOnly false /PDFXNoTrimBoxError false /PDFXTrimBoxToMediaBoxOffset [ 0.00000 0.00000 0.00000 0.00000 ] /PDFXSetBleedBoxToMediaBox false /PDFXBleedBoxToTrimBoxOffset [ 0.00000 0.00000 0.00000 0.00000 ] /PDFXOutputIntentProfile (ISO Coated v2 300% \050ECI\051) /PDFXOutputConditionIdentifier () /PDFXOutputCondition () /PDFXRegistryName () /PDFXTrapped /False

    /CreateJDFFile false /Description > /Namespace [ (Adobe) (Common) (1.0) ] /OtherNamespaces [ > /FormElements false /GenerateStructure false /IncludeBookmarks false /IncludeHyperlinks false /IncludeInteractive false /IncludeLayers false /IncludeProfiles false /MultimediaHandling /UseObjectSettings /Namespace [ (Adobe) (CreativeSuite) (2.0) ] /PDFXOutputIntentProfileSelector /DocumentCMYK /PreserveEditing true /UntaggedCMYKHandling /LeaveUntagged /UntaggedRGBHandling /UseDocumentProfile /UseDocumentBleed false >> ]>> setdistillerparams> setpagedevice