La place des récits dans le management de l’entreprise · la circulation d’étiquettes dites...

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PARTIE III La place des récits dans le management de l’ entreprise Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives-rfg.revuesonline.com

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PA R T I E I I I

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Les récits sont présents

dans la gestion de

l’entreprise sous des formes

multiples et ils remplissent

des fonctions variées.

Les théories pour en rendre

compte apportent des

éclairages parfois

contradictoires, souvent

complémentaires, à la

compréhension de la nature

et de la fonction des récits

dans l’entreprise. Mais elles

sous-estiment souvent

l’autonomie d’interprétation

des acteurs, l’importance du

contexte d’action précis

dans lequel a lieu la

narration et le double

recours simultané à la

raison et à l’émotion qu’elle

implique. Les auteurs

s’attachent ici à analyser la

pratique narrative comme

forme d’action située plutôt

que l’objet récit abstrait et

statique. Ils lui appliquent

la théorie de la mise en

intrigue de Paul Ricœur et

tentent d’en déduire la

place spécifique dévolue

aux pratiques narratives en

contrôle de gestion.

En 1988, le géant de l’automobile américainGeneral Motors prend le contrôle du numéro unmondial des services informatiques, EDS, avec

l’accord du président-fondateur d’EDS, Ross Perrot, quidevient à cette occasion vice-président exécutif deGeneral Motors. Quelques mois plus tard, Ross Perrotfait rire la presse et sourire jaune ses nouveaux collèguesde GM en racontant l’apologue suivant : « Chez GeneralMotors, si quelqu’un rencontre un serpent dans un cou-loir, il alerte les différents services concernés, qui seconcertent et décident de créer un groupe de travail ad-hoc pour examiner le problème. Chez EDS, lorsqu’onrencontre un serpent dans un couloir, on prend un bâtonet on le tue ».Une interprétation de ce récit était évidente : le vieuxgéant GM était décrit comme un mastodonte perclus deculture bureaucratique, alors que la jeune et dynamiqueEDS avait une culture entièrement orientée vers l’actionet l’initiative individuelle. Ce message avait sans doutede multiples fonctions : conforter la position des anciensd’EDS au sein du nouvel ensemble ; secouer les respon-sables de GM pour les obliger à engager ou intensifierles actions de changement engagées ; mettre l’accent surles différences de culture, peut-être pour défendre deschoix organisationnels qui préserveraient l’autonomie

R É C I T S E T M A N A G E M E N T D E L ’ E N T R E P R I S E

PAR PHILIPPE LORINO

Contrôle de gestion

et mise en intriguede l’action collective

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d’EDS au sein du nouveau groupe ; se posi-tionner dans la lutte pour le pouvoir au seinde GM…Les intentions de Ross Perrot pouvaientêtre multiples, l’interprétation de cette his-toire par ses pairs de GM n’en restait pasmoins pour partie imprévisible par lui.Certes, notamment pour ceux qui avaientpris l’initiative de ce rapprochement etl’avaient négocié avec Ross Perrot, le récitpouvait être accueilli par un sourire com-plice – après tout, ils connaissaient leurRoss Perrot et ses sorties brutales, ilsconnaissaient aussi GM et ses lourdeurs, etils ne pouvaient que donner raison sur lefond au milliardaire trublion. Mais combienparmi les managers de GM trouvèrent sur-tout dans cette fable, plus qu’une caractéri-sation imagée de leurs deux entreprises, unsymptôme de la psychologie du conteur, enl’occurrence une illustration de son arro-gance voire de son mépris, ou de son igno-rance profonde des contraintes d’une indus-trie manufacturière complexe et lourdecomme l’automobile?Enfin, l’observateur avisé aurait peut-êtrepu avoir un troisième niveau de lecture decet épisode : ne trahissait-il pas un niveaud’exaspération de la part de Ross Perrot, etde tension avec ses collègues issus de l’en-treprise automobile, qui conduisaient à pré-voir, sans grand risque de se tromper, unerupture proche ? De fait, le fondateurd’EDS n’allait pas tarder à se retirer de GMsur un « golden shake hands », un compro-mis confortablement indemnisé, qui lui per-mettait d’envisager d’autres glorieuses des-tinées, comme par exemple une candidatureà la présidence des États-Unis, aventurequ’il allait bientôt tenter.

Toutes sortes de récits parcourent l’entre-prise, avec des statuts et des enjeux mul-tiples. Souvent, ces récits interfèrent avecle pilotage de la performance, le style demanagement et les pratiques du contrôle degestion. Beaucoup de théories ont étéconstruites à leur sujet, parfois contradic-toires. C’est ainsi, par exemple, que pourles uns, le récit peut être un vecteur decontrainte ou de conformisme (Weick,2001, p. 20), alors que pour les autres il estau contraire un support privilégié de l’in-novation (Nonaka et Takeuchi, 1995,p. 69). Nous évoquerons d’abord quelquesexemples de récits traversant l’univers ducontrôle de gestion, propres à démontrerl’extrême diversité des situations et despratiques. Puis nous examinerons lesapports et les limites des théories qui s’in-téressent aux récits dans les organisations.Nous nous appuierons ensuite sur l’hermé-neutique du récit développée par Ricœur(1984) et sur la théorie de l’activité pournous intéresser à l’activité narrative plutôtqu’au seul récit, en caractérisant le récitcomme une forme spécifique d’instrumentorganisationnel, particulièrement orientéevers la construction du temps organisation-nel et la création abductive de sens. Enfin,nous conclurons sur quelques-uns desenjeux qui en résultent plus particulière-ment pour le contrôle de gestion, situé àune croisée des chemins : doit-il suivre lavoie qui lui est traditionnellement impartie,celle de « compter sans faire d’histoires »,c’est-à-dire de se cantonner à des discoursà vocation purement descriptive, ou cellequi réserverait une place importante, bienqu’évidemment non exclusive, à une pra-tique narrative du pilotage?

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I. – DES RÉCITS SUSCEPTIBLES D’INTÉRESSER

LE CONTRÔLEUR DE GESTION…

1. Des “success stories”…

J’étais en 1989 (peu après la chasse au ser-pent de Ross Perrot…) chargé de faire évo-luer la comptabilité de gestion d’un grandgroupe informatique, dans le sens d’unemeilleure intégration et d’une pertinenceaccrue. Le groupe était parcouru d’histoiresdiverses. Certaines constituaient de véri-tables petites « success stories » internes.Du fait de taux d’intérêt élevés et d’impor-tants problèmes d’obsolescence liés à l’évo-lution rapide de la technologie, il y avait unepréoccupation constante pour la réductiondes stocks et des en-cours : tous ne parlaientque de « juste à temps », d’autant qu’en lamatière les performances de l’entrepriseétaient médiocres en comparaison de sesprincipaux concurrents. Les industriels, lasd’être en permanence sous les feux de larampe, faisaient remarquer, non sans raison,que la performance du groupe en matière deBFR1 dépendait autant de la capacité desservices commerciaux et administratifs àgérer de manière performante les cycles detraitement des commandes et des factures,notoirement lents et lourds, que de leurpropre capacité à réduire les stocks et les en-cours de matériels.Toute la fonction contrôle de gestion del’entreprise racontait alors l’histoire d’unjeune contrôleur de gestion qui avait fait sesarmes en usine et avait ensuite été nomméau service commercial du réseau France. Il

avait constaté les retards et les filesd’attente importants dans la gestion des fac-tures. L’idée lui était alors venue de mettreen œuvre une technique typique du « juste àtemps » industriel, la régulation du flux parla circulation d’étiquettes dites « kanban »,un lot de produits trouvant son image sym-bolique dans une étiquette. La technique« kanban », inventée chez Toyota, permetde gérer le flux entre les postes de travaild’une usine par simple ajustement local, demanière simple et rapide, sans avoir recoursà un système de planification centralisé,souvent générateur de stocks importants.Ce jeune contrôleur de gestion avait doncadapté le système au flux des factures : unpaquet de factures était associé à une éti-quette, et tirait sur l’ensemble de la chaînede traitement. La « vox populi » affirmaitqu’ainsi le temps de traitement moyend’une facture avait été réduit de 8 jours àdeux jours.Comme toute bonne histoire, celle-ci pou-vait donner lieu à de multiples interpréta-tions. Une interprétation évidente portaitsur les gisements de gains considérablesqu’on pouvait mettre au jour dans les ser-vices administratifs de l’entreprise, alorsqu’en général la culture du groupe ne por-tait à considérer que la performance indus-trielle. Une autre interprétation, plus insi-dieuse, portait sur la fonction contrôle degestion : il avait fallu qu’arrive un jeunecontrôleur un peu imaginatif pour secouercette fonction quelque peu engourdie dansses routines et ses préjugés bloquants surles facteurs de performance. Enfin, une

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1. BFR = Besoin en fonds de roulement ; il mesure les fonds dont l’entreprise doit disposer pour assurer son exploi-tation au quotidien, notamment pour financer ses stocks et ses en-cours, les créances des clients et les acomptes surcommandes aux fournisseurs, déduction faite des acomptes versés par les clients et des dettes envers les fournis-seurs.

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interprétation plus technique portait sur lesmerveilleuses potentialités que recélaientles techniques « kanban » et, de manièreplus générale, les méthodes « juste àtemps » pour faire progresser les perfor-mances de l’entreprise, notamment dans ledomaine administratif.

2. L’Espace

Autre « success story », cette fois dans l’in-dustrie automobile, l’histoire de la réussiteéclatante et assez inespérée de l’EspaceMatra-Renault. L’idée originale venait dunuméro 2 de Matra-Automobiles, qui tentaen vain d’en convaincre PSA. Ce fut undeuxième choix pour lui de contacterRenault. Les dirigeants de Renault, quoiquelégèrement hésitants, finirent par décider detenter l’aventure. Le recours à des techno-logies de production assez rustiques, pourune capacité de production qui resta long-temps limitée, dans l’usine Matra de Romo-rantin, montre le caractère assez explora-toire de l’opération au départ. Le succèscommercial ne vint d’ailleurs pas immédia-tement, mais, quand il vint, au terme envi-ron de la première année, il fut éblouissant.D’une certaine manière, les deux entre-prises automobiles, de tailles très dissem-blables mais toutes deux alors en situationdifficile, trouvèrent leur salut dans la réus-site de ce projet. L’histoire de l’Espace eutlongtemps cours chez les deux construc-teurs, comme une légende dorée qui mon-trait comment une idée innovante bienmenée avait pu sortir les deux constructeursdu gouffre. Mais l’histoire se racontait chezRenault et chez Matra avec des modalitésdifférentes. Là où les acteurs de Matra ten-daient à mettre en évidence les bienfaits dela petite taille et de l’esprit pionnier pourl’innovation – c’est le nain Matra qui avait

apporté au géant Renault le concept du pro-duit salvateur –, ceux de Renault tendaientà voir les gages de professionnalismeindustriel (gestion de la qualité, serviceaprès-vente) que leur groupe avait apportésaux pratiques artisanales de Matra. Onretrouve là une caractéristique bien connuedu récit, surtout lorsqu’il se présentecomme un témoignage : chacun agence lesévénements et les circonstances de lamanière qui préserve au mieux son proprerôle – le cinéaste japonais Kurosawa metainsi en scène dans « Rashomon » plusieursversions successives du même épisodenarré par ses différents protagonistes. Lesversions diffèrent très significativement etchaque version réserve à son narrateur unrôle aussi digne que possible et lui permetde préserver l’estime de soi.Mais les deux visions distinctes de la « mer-veilleuse aventure de l’Espace », celle deRenault et celle de Matra, peuvent se récon-cilier et se transcender dans un apologueillustrant les bienfaits de la coopérationentre partenaires de cultures et d’organisa-tions très différentes : le petit innovateur etle grand professionnel comme un cas exem-plaire de complémentarité ; peut-être l’his-toire de l’Espace a-t-elle contribué à prépa-rer les managers de Renault aurapprochement avec Nissan, même siRomorantin semble bien loin du Japon.

3. Les récits fondateurs et les valeurs

Dans nombre d’entreprises fondées par unpatron charismatique mû au départ par uneidée géniale, les valeurs du fondateur – oules valeurs censées être les siennes – sontperpétuées à travers le récit évangélique deses faits, gestes et paroles. Les exemplesabondent, de Bill Hewlett et Dave Packardchez HP à Watson chez IBM, en passant par

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Henry Ford. Il s’agit parfois, non du fonda-teur, mais d’un grand patron qui a marquél’entreprise à un moment critique de sonhistoire, comme Jack Welch chez GeneralElectric ou Lee Iacocca chez Chrysler. Lapérennité de ces histoires a au moins deuxraisons : d’une part, par le rappel de la per-sonnalité du fondateur ou du sauveur, ellesaffirment une identité collective reflet decette personnalité et propre à se reproduiredans le temps ; d’autre part, elles véhiculentdes valeurs jugées importantes pour la réus-site de l’organisation, qu’il s’agisse du sensde l’économie, de l’engagement personnel,du goût du risque ou de l’orientation vers leclient…

4. L’histoire à contenu pédagogique

L’histoire peut parfois, plutôt qu’un mes-sage éthique ou culturel, véhiculer uncontenu purement cognitif, voire unerecette technique. Elle offre alors l’illustra-tion imagée d’une méthode de travail oud’un concept dont la maîtrise est jugéeindispensable à l’accomplissement d’unemission au sein de l’entreprise. Citonsl’exemple du livre The Goalde Goldratt etCox (1984). Dans ce livre, le directeurd’une usine américaine asphyxiée par lesstocks, les en-cours, les retards de fabrica-tion et les files d’attente de lots urgents,accompagne son fils le dimanche dans unerandonnée de scouts pour fournir l’enca-drement adulte indispensable. Il constateque la file des garçons s’étire toujoursdémesurément, ce qui rend le contrôlevisuel du groupe difficile. Il en cherche lescauses, et il se rend compte que le derniermarcheur de la file est un enfant obèse, sur-chargé par un sac à dos lourd de victuailleset de boissons. Il répartit alors la charge surles autres sacs et place cet enfant en tête : la

file ne se désagrège plus. Il a alors un« éclair » : il établit un parallèle entre lasituation de la file de scouts et celle de sonusine : les espaces entre les scouts sontéquivalents aux en-cours de productionentre postes de fabrication ; certains postes,plus lents que les autres, deviennent desgoulots d’étranglement qui induisentmécaniquement un alourdissement des en-cours et l’allongement des délais. Enrésumé, la randonnée dominicale le met surla piste du « juste à temps » (réduire lesgoulots d’étranglement, comme il l’a faiten allégeant le sac du retardataire, cadencerl’ensemble du système de production surles ressources goulots).Jusque-là, l’ouvrage n’est qu’un artificenarratif habile de l’un des auteurs, Goldratt,pour expliquer les concepts-clés de la théo-rie des contraintes à travers une situationquotidienne qui présente un bon niveaud’analogie avec des situations manufactu-rières. C’est une fable utile au développe-ment de l’activité de formateur et deconsultant de Goldratt. Le statut de l’his-toire change lorsque l’ouvrage, comme celase produisit dans de nombreuses entreprisesentre 1985 et 1990, devient une lectureobligée et finit par constituer une sorte deréférence partagée par tous les industriels etlogisticiens d’un même groupe industriel.La métaphore des scouts, avec sa puissancemais aussi ses limites, devient la grille delecture spontanée des problèmes logistiquesde l’entreprise, systématiquement interpré-tés en termes de goulots d’étranglement.Tous apprennent « leur juste à temps » dans« le Goldratt » comme on apprend lesmathématiques dans « le Bourbaki »… et,face à un problème de flux, auront immé-diatement le réflexe de chercher les goulotsd’étranglement, ou les scouts plus lents…

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5. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un clientcontent?

Revenons dans le grand groupe informa-tique de notre première histoire. L’un de sesproduits phares dans le domaine des sys-tèmes d’information destinés aux clientsindustriels était en 1988 un logiciel de ges-tion de production porté par le mini-ordina-teur emblématique du groupe. Une nouvelleversion de ce logiciel, caractérisée par l’in-troduction d’un module destiné à la gestion« juste à temps » des ateliers, sort en 1989en vente pilote contrôlée. L’un des premiersclients est un industriel néerlandais, quiaccepte de réaliser un spot publicitaire danslequel il raconte son histoire héroïque depetit industriel en plein développement, lesraisons qui l’ont conduit au « juste àtemps », l’aventure de l’implantation dunouveau système, et les extraordinaires pro-grès que cela lui a permis. Qu’est-ce quiconduit un tel client à se prêter à la réalisa-tion de ce type d’histoire apologétique? Lerécit du client satisfait noue de fait les des-tins de trois acteurs et les réunit dans lemême culte de la réussite : la réussite duproduit, donc de l’entreprise vendeuse, estla réussite du client acquéreur de ce produit,mais tous deux s’adressent à un troisièmelarron plus ou moins inconnu, le client àvenir, dont la future réussite trouve unebelle préfiguration dans la réussite réelledont on lui parle aujourd’hui. Le récit rem-plit ici plusieurs fonctions unificatrices :unification partielle et temporaire des des-tins de plusieurs acteurs (trois entreprisesau moins), unification du temps (ce qui estadvenu avec X adviendra avec Y), unifica-tion des intérêts (« ta réussite est lamienne »), unification des langages (« jevous parle le langage de mes clients qui est

aussi le mien et qui est aussi le vôtre : c’estle langage du bon professionnel »).

6. Qu’y a-t-il de plus inquiétant qu’un client mécontent?

Je fus récemment le client mécontent d’unecompagnie aérienne. La lettre que j’adres-sai à la direction commerciale ressemblait,non par le style, mais par l’accumulationd’événements malheureux, au CandidedeVoltaire. Arrivé bien à l’avance à l’aéroport,j’avais dû faire une très longue queue, dufait de l’affluence de passagers et dunombre insuffisant de comptoirs ouverts.Mon enregistrement eut donc lieu finale-ment en urgence, sur appel séparé de monvol. Mes valises ne suivirent pas. Ellesdevaient être acheminées par un vol le len-demain matin, mais une erreur de desti-nation me contraignit à attendre deux jours.On aurait pu imaginer des prolongementsplus gênants à la situation. Le caractère nar-ratif de ma lettre était incontestable, du faitde l’enchaînement de péripéties et derebondissements qui semblaient donner, àpartir de circonstances initiales insigni-fiantes (une queue), une dimension crois-sante à la gravité des conséquences. Ce typede réclamation déclenche généralementdans les entreprises un minimum d’enquête(une enquête plus sérieuse lorsque lesconséquences touchent à la sécurité ou àdes suites juridiques éventuelles). L’en-quête sur un dysfonctionnement ressemblebeaucoup à une enquête policière. Il s’agitde reconstituer un scénario probable, enréunissant des témoignages et des élémentsmatériels. Le résultat de l’enquête est unrécit destiné à faire sens de manière pré-cise : y a-t-il eu faute ou défaillance de sys-tème, laquelle? Un premier récit – la récla-mation – en engendre donc un second – le

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rapport d’enquête. Il s’agit d’élucider desmystères dont la rémanence serait jugéeinsupportable et menaçante. Les rapportsd’enquêtes motivés par les réclamations desclients, les problèmes de qualité, lesdéfaillances graves, les accidents, consti-tuent potentiellement un véritable patri-moine narratif de l’entreprise.

7. Des récits pour apprendre ensemble,en permanence

Dans les secteurs d’activité où le travail estparticulièrement exposé à des dangers phy-siques, comme le bâtiment, la mine ou l’in-dustrie chimique, les salariés se racontentles uns aux autres des « histoires à se fairepeur », avec des grues oscillant dans levent, des chutes de poutrelles, des effondre-ments de soutènements marchants, desvalves défectueuses. Ces histoires remplis-sent des fonctions multiples. Par la peurrétrospective qu’elles véhiculent, ellesmaintiennent la conscience du danger etcontribuent à entretenir la vigilance. Ellessont aussi une modalité privilégiée del’échange d’expérience : chacun a vécu dessituations difficiles face auxquelles il a dûimproviser des réponses qui se sont avéréesefficaces, et le fait d’en parler avec les pairspermet de mutualiser cette expérience,d’enrichir leur répertoire de solutions, derecueillir éventuellement de leur part desexpériences similaires avec des solutionsalternatives peut-être meilleures. Enfin, lefait de parler de ces dangers vécus et sus-ceptibles de survenir à nouveau peut aider àconjurer la peur.

8. L’édifiante histoire d’un ratio

Qui a dit qu’on ne tombe pas amoureuxd’un ratio? Bien des exemples démontrentle contraire. Dans le groupe informatique

déjà cité ci-dessus, à l’occasion d’uneréunion sur les problèmes d’évaluation desstocks dans les usines, j’échangeaisquelques mots avec le directeur industrielsur les indicateurs de reporting des unitésde production. Il m’expliqua alors qu’ilétait en train de construire un tableau debord industriel « corporate » pour pouvoirpiloter de manière plus efficace l’activité deproduction. Il me demanda d’en examinerla maquette pour lui donner un avis. Lors-qu’il me transmit la maquette, je découvrisavec surprise qu’il avait placé en tête dutableau de bord industriel le ratio coût indi-rect/coût direct. Dans un groupe où la maî-trise des flux, la nécessité de réactivité etl’impératif de qualité totale dominaient lediscours managérial, ce ratio semblait fairetache. En effet, les coûts directs sont lescoûts liés au fonctionnement des machines(ce qu’on appelait les « temps de roulage »ou « temps gammés »), les coûts indirectstous les autres coûts de production, doncnotamment les coûts de chargement,déchargement, d’analyse statistique de pro-cessus et de contrôle qualité, de net-toyage… Par définition, ce ratio incitait lesacteurs à maximiser les temps de roulagepar rapport aux autres, ce qui passait parune maximisation du rendement et de lacharge des machines, au détriment de lagestion du flux en « juste à temps », quipeut conduire à laisser une machine tempo-rairement désœuvrée, au détriment aussi dufractionnement des lots, source d’arrêts desmachines, des analyses de qualité et del’entretien général du poste de travail. Enrésumé, le ratio était contradictoire avectoute la stratégie industrielle explicite dugroupe.J’eus alors une réunion avec le directeurindustriel pour présenter mon commentaire.

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Après mon explication sur les inconvé-nients du ratio, mon interlocuteur meconfirma que la stratégie industrielle réser-vait une place importante à la tension desflux et à la qualité. Au terme de notreréunion, il me proposa de me transmettreune nouvelle version pour recueillir de nou-veau mes commentaires. Ce qui eut lieuquelques jours plus tard. Cette fois, ce futavec stupéfaction que je découvris en têtedu tableau de bord… le ratio coûtdirect/coût indirect. Nous nous rencon-trâmes à nouveau. Je repris laborieusementmes explications. Il m’écouta avec attentionet courtoisie. Puis il me répondit : « Je com-prends très bien tout cela. Il se peut quevous ayez en partie raison. Mais vous com-prenez, je suis un industriel, et j’ai autoritésur des industriels. Leur métier, le mien,c’est de produire. Et quand produit-on?Quand les machines tournent, quand on faitdes produits. Il y a derrière tout cela unmétier, une histoire : nous sommes forméspour produire, et produire efficacement.Quand une machine s’arrête, je ne peux pasleur dire que c’est bon. Je sais que quand unindustriel ne produit pas, d’une manière oud’une autre, il perd son temps, et il sait qu’ilperd son temps. Les ingénieurs et les indus-triels de ce pays n’ont pas construit ce qu’ilsont construit pour manier le balai et nettoyerles postes de travail, pour faire de la manu-tention en multipliant les chargements et lesdéchargements de petits lots, ou pour discu-ter dans des cercles de qualité. À chacunson métier. C’est la base de leur moral et deleur performance professionnelle. Donc, ilest impossible de se passer de ce ratio quinous indique où nous en sommes dans lapratique de notre profession ».Je me rendis compte alors de deux élémentsqui m’avaient jusqu’alors partiellement

échappé. Tout d’abord, mon interlocuteurétait attaché à ce ratio, non de manièrerationnelle, mais par des liens affectifspuissants, parce que ce ratio, au-delà del’algorithme desséché qui le résume, étaitpour lui un signe renvoyant à un systèmecomplexe de valeurs professionnelles et deconvictions, un peu comme le drapeau oul’hymne d’un pays. Cet attachement étaitexacerbé par la situation de l’industrieinformatique qui basculait du modèlemanufacturier vers un modèle de servicesoù l’usine cessait d’occuper une place cen-trale, voire cessait d’occuper la moindreplace. Le second élément, lié au premier,c’est qu’avec ce ratio, mon interlocuteur meracontait une histoire longue et riche, l’his-toire de l’industrie informatique, avec desinventeurs qui avaient développé desmachines à calculer ingénieuses dans desarrière-cours pour ensuite les fabriquerdans des ateliers artisanaux puis dans desusines, une histoire qui passait par desobjets étonnants et dépassait d’ailleurs lar-gement les limites de sa propre expérience.De même, par mes critiques, je lui racontaiségalement une histoire, cohérente avec monexpérience, l’histoire d’une activité infor-matique en voie de tertiarisation, destinée àalléger sa base matérielle et à flexibiliserson fonctionnement. Et cette histoire ne luiplaisait pas…Je me rendis compte alors qu’un instrumentapparemment aussi rationnel qu’un ratio decoûts peut en fait constituer un symbolepuissant qui véhicule des récits collectifs,l’histoire de groupes professionnels et leursystème de valeurs (« nous sommes faitspour produire bien et vite »), de même quela pointe de flèche ou le peigne en ivoireretrouvés sur un site archéologique peuventraconter au spécialiste averti l’histoire

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d’une cité… Ce sera le fil conducteur denotre réflexion : la frontière entre narrativitéet description métrique rationnelle n’est pastoujours bien tracée, et la spécificité de lanarrativité en gestion mérite d’être exploréesoigneusement, au-delà des apparences.

9. Situations diverses et questions multiples

Les pratiques narratives dans l’univers de lagestion et du contrôle peuvent ainsi revêtirdes formes multiples : elles peuvent se pré-senter comme une fiction ou comme unrécit véridique, elles peuvent concerner lepassé (chronique d’événements historiques)ou l’avenir (la description de l’univers rêvéque l’on trouvera, par exemple, dans unprojet stratégique), elles peuvent êtreludiques ou austères, elles peuvent s’affi-cher comme récits ou se glisser en contre-bande dans un outil de gestion. Elles diffè-rent aussi largement par les fonctionsqu’elles remplissent : bannières de l’identitécollective, vecteurs de valeurs éthiques etprofessionnelles, mémorisation imagée deprocédures cognitives à des fins pédago-giques, élucidation de situations de crise,maintien d’états de vigilance, exorcismedes angoisses, construction des savoirs demétier. Nous allons donc tenter de répondreplus précisément aux deux questions : « àquoi servent les récits dans la gestion desorganisations et que nous disent-ils sur leurfonctionnement? »

II. –L’ÉTUDE THÉORIQUEDES RÉCITS ORGANISATIONNELS

1. De nombreuses théories en présence

La pratique du récit dans les organisations aété étudiée par divers courants de rechercheissus de la sociologie, de l’anthropologie,

des théories de la communication ou de laphilosophie politique. Le récit est souventconsidéré comme un point d’entrée privilé-gié pour analyser la culture organisation-nelle (Boyce, 1996). Citons, à la suite deMary Boyce, le constructivisme social(Berger et Luckmann, 1967 ; Wilkins,1978 ; Mc Whinney, 1984 ; Brown, 1982 ;Smircich 1983), le symbolisme organisa-tionnel (Pondy et al., 1983), la théorie cri-tique (Bowles, 1989). On ne se livrera pasici à une synthèse systématique de la litté-rature théorique abondante disponible en lamatière. Même si on ne peut manquer derelever des contradictions parfois significa-tives entre ces diverses théories, nous tente-rons ici d’identifier quelques idées-clés quiressortent de ces débats et offrent des filsconducteurs de la recherche sur ce sujet.Nous essaierons aussi de mettre en lumièreles éventuelles limites de certaines de cesthéories.

2. Le récit comme modalitéd’intégration organisationnelle

Nombreux sont les auteurs qui caractérisentprincipalement le récit comme une modalitéd’intégration organisationnelle, privilégiantainsi l’aspect normatif du récit et surtoutl’aspect normatif de sa réception: le récitserait un vecteur de significations partagépar les membres d’une organisation, et lessystèmes de significations qu’il ferait émer-ger chez les auditeurs seraient peu ou prousimilaires. Brown, qui se réfère plus particu-lièrement au constructivisme social, voitainsi dans les récits l’apport « …de raisonsqui fournissent cohérence et ordre aux évé-nements » (Brown, 1982, p. 48, cité parBoyce, 1996, p. 6), mais une forme de cohé-rence et d’ordre caractéristiques d’une orga-nisation donnée, au point qu’elle juge que

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« pour un membre de l’organisation, sondegré de familiarité avec le récit dominantde l’organisation indique son niveaud’adaptation à l’organisation » (Boyce,1996, p. 6). Le récit est vu par Wilkins etMartin (1979, cités par Boyce 1996, p. 6)comme un moyen de renforcer l’engage-ment par le comportement et l’attitude, faci-litant ainsi le contrôle organisationnel. Danscet esprit, les récits constituent un instru-ment important pour accueillir et socialiserles nouveaux membres de l’organisation.Les mécanismes qui président à ce type depratique peuvent varier : le recours auxrécits comme moyen de contrôle organisa-tionnel peut être conscient ou inconscient(Simircich, 1983, citée par Boyce 1996,p. 7), peut être émergent dans l’organisa-tion ou procéder d’une démarche délibéréede la part d’un acteur particulier – parexemple, le patron fondateur de l’entre-prise, pour imposer un certain type de cul-ture organisationnelle.La vocation du récit à créer des systèmes designification cohérents entre les membresde l’organisation et donc à produire de lacohérence culturelle et comportementale etdes croyances partagées est incontestable.Mais mettre l’accent de manière univoquesur cet aspect peut conduire à négligerl’hétérogénéité de l’organisation et donc lejeu éventuellement contradictoire de récitsdistincts portés par divers métiers, oudiverses appartenances territoriales, ou desorigines d’entreprises multiples, parexemple dans les groupes issus de fusionset d’acquisitions. Le récit peut dans ce casdevenir une arme pour contrer la culture del’autre (comme on l’a vu dans l’exemple deRoss Perrot chez GM) et mettre en relief lesmérites d’une culture comparée aux autres(de tels récits courent les bureaux des

groupes plurinationaux : par exemple, lesrécits sur les Suisses d’ABB vus par lesSuédois et sur les Suédois d’ABB vus parles Suisses…). Dans ce cas, les récits peu-vent contribuer à affirmer des différencesplutôt qu’à renforcer l’homogénéité.Surtout, la thèse de l’intégration organisa-tionnelle, par son caractère univoque, faitun peu rapidement bon marché de l’autono-mie d’interprétation du récit par chaqueacteur. L’autonomie d’interprétation estnaturellement alimentée et reconfirmée demanière continue par les spécificités del’expérience vécue par chacun. Les ven-deurs n’ont pas tous affaire aux mêmesclients, les ingénieurs n’ont pas tous àrésoudre les mêmes problèmes techniques,et leurs effets de position peuvent lesconduire à tirer d’un récit une interprétationdistincte de celle de tel ou tel collègue.L’analyse du récit comme instrument del’intégration organisationnelle présente unecertaine circularité : pour que l’interpréta-tion du récit par les acteurs soit cohérente,il faut qu’existe préalablement une certainehomogénéité culturelle, conduisant à unelecture convergente de l’histoire, alors quel’homogénéité culturelle est censée être leproduit du récit. Cette circularité permetd’expliquer la pérennité et la stabilité descultures organisationnelles, mais elle a plusde difficulté à rendre compte des dyna-miques de changement ou, a fortiori, dessituations de crises.

3. Manipulation et domination

Les théories dites « critiques » (Bowles,1989 ; Hopwood, 1987), partiellement ins-pirées des travaux des philosophes MichelFoucault (1975) et Jürgen Habermas(1970), mettent l’accent sur le récit commeoutil de pouvoir et de domination. Les

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valeurs rationnelles du management (renta-bilité, productivité, qualité, délai) s’affir-meraient de manière de plus en plus totali-sante dans l’organisation et ne laisseraientplus de place à la construction de sens parles acteurs eux-mêmes. Pour contrebalancercette situation porteuse de tensions et deruptures, le développement des thèmes dela culture organisationnelle revêtirait donclargement une dimension manipulatoire. Ils’agirait d’occulter la réalité – le triompheabsolu de l’idéologie de l’efficience tech-nico-économique – par des stratégies, desslogans et des récits qui tentent d’imposerdes systèmes de signification très généraux,mystificateurs et de nature à transcender lesdestinées individuelles (patriotisme d’en-treprise, « nous ne cherchons pas l’excel-lence mais la perfection », « nous construi-sons la société nouvelle », « plus qu’unecompagnie d’assurance nous sommes uneorganisation militante au service de l’huma-nité »…). Face à de telles causes, tous lessalariés seraient enrôlés comme des petitssoldats dont le dévouement doit être pro-portionnel à la portée immense des mytheset des grandes causes affichés.Les années 1980 ont été marquées par lamontée de ces politiques d’entreprise fon-dées sur le conditionnement idéologiquedes membres de l’organisation. En analy-sant ces politiques totalisantes et manipula-toires en 1987, nous les avions opposéesaux politiques de contrôle autoritaire direct(dites « néotayloriennes ») et aux politiquesde contrat social cogestionnaire (dites« saturniennes ») (Lorino, sous pseudo-nyme Messine, 1987), et nous les avionsbaptisées « californiennes », eu égard àl’importance des entreprises « high-tech »de Californie, telles que Hewlett Packard,dans le développement de ce modèle orga-

nisationnel. Le récit apparaît alors souvent,qu’il s’agisse de la geste héroïque du fon-dateur ou des exploits de salariés modèles,comme une véritable technique de condi-tionnement idéologique. Il a pour vocationd’imposer des registres de significationvastes et surplombants, qui substituent unemotivation émotive à une adhésion raison-née et ne laissent que peu de place au senscritique et à la capacité interprétative dusujet (Sievers, 1986 ; Salaman, 1979). Lerécit n’apparaît alors plus, paradoxalement,comme un vecteur de sens, mais plutôtcomme un moyen de dissimuler la perte desens.Là encore, cette fonction du récit apparaîtde manière manifeste dans de nombreusessituations d’entreprise, lorsqu’on incorporedes fables moralisatrices aux projets ouchartes d’entreprises ou lorsqu’on prétendrégir les comportements au nom del’exemple historique d’un pionnier admiré.En faire toutefois la dimension essentiellesinon exclusive de la pratique narrativedans les entreprises semble, là encore, for-tement réducteur. Les salariés ne sont pastoujours aisés à conditionner. Leur sens cri-tique ne s’éteint pas aussi facilement. Ilssont à tout instant susceptibles de se saisirdes récits et de les détourner, comme onretourne des slogans, pour en faire un ins-trument de résistance aux tentatives deconditionnement. Surtout, lorsque le mana-gement d’une entreprise prétend avoirrecours aux narrations pour gouverner lesmotivations, il prend implicitement acted’un clivage entre le domaine de la motiva-tion et le domaine strict du travail : le travail« efficient » ne pouvant être motivant ensoi, le récit apparaîtrait comme un substitutartificiel, la création d’une motivation pure-ment idéologique, ce qui revient à admettre

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que les salariés ne pourront pas investirdirectement leur émotivité et leur désir dansleur travail. Le récit est censé se développerdans les brèches ouvertes par un travaildéshumanisé.En fait, les dirigeants « californiens » sontplus subtils que cette vision ne le laisseraitcroire. Leur discours réserve souvent uneplace essentielle à l’affirmation selonlaquelle le travail est une aventure exci-tante, dont l’intérêt est rehaussé par lerecours aux nouvelles technologies de l’in-formation et par la mondialisation des mar-chés. Or de telles proclamations ne sontdurablement tenables que si, d’une manièreou d’une autre, le travail est effectivementintéressant. Le développeur passionné dejeux informatiques ne marchandera pas seshoraires de travail, si son activité l’inté-resse. Dans ce cas, le récit ne peut être pré-senté comme une simple mystification quiocculte la réalité des choses : même si l’his-toire de « l’aventure partagée » est utiliséeà des fins manipulatoires, elle tire sa forcedu fait qu’elle n’est pas pure tromperie, etque, d’une certaine manière, l’aventure estbien au rendez-vous, même si certaines deses modalités sont contestables.

4. Le réenchantement de l’organisationface à l’efficience technico-économique

Dans la lignée de ce qui précède, de nom-breux travaux théoriques, notamment destravaux d’inspiration anthropologique,décrivent le récit comme un moyen de« réenchanter » les organisations, face à latendance historique à les déshumaniser parla domination croissante des rationalitéstechniques et économiques. Le récit appa-raît alors d’abord comme un vecteur deséduction de nature irrationnelle, faisantappel aux ressources du langage poétique et

symbolique et visant à produire des émo-tions plus que des compréhensionslogiques. Le récit serait une technologie del’émotion, qui ne préjuge en rien de l’usagequi sera fait de cette émotion : « réenchan-ter l’organisation » n’implique pas qu’onmanipule nécessairement les acteurs. Lerécit sert à « re-mythologiser » l’organisa-tion, pour reprendre la terminologie de Mc Whinney (Agmon et Mc Whinney,1989 ; Mc Whinney et Battista, 1988). Danscet esprit, l’interaction symbolique et com-municationnelle est, là encore, souventopposée à l’efficience technico-écono-mique, comme deux univers de significa-tions séparés, voire opposés.On touche là, de toute évidence, à unecaractéristique fondamentale de la pratiquenarrative dans les organisations. Sous desvisages très divers, elle fait toujours appel àl’émotion et à la séduction. Le récit plaît oudéplaît, et c’est parce qu’il suscite des réac-tions émotives qu’il est investi de pouvoirsd’influence spécifiques sur la pensée et l’ac-tion des acteurs. Les anecdotes significa-tives, les plaisanteries, les épisodes fonda-teurs ou marquants de l’histoire del’entreprise, colorent la participation à l’or-ganisation et lui donnent de la chair. Lerécit de quasi-accidents dans le bâtimentinspire la peur, mais aussi la fierté de faireun métier difficile. La « success story » dukanban administratif pour la gestion desfactures montre que la créativité n’est pasde trop dans un métier d’apparence aussiaustère que le contrôle de gestion.Il serait pourtant erroné d’opposer systéma-tiquement la dimension émotionnelle durécit à la pensée rationnelle. En fait, le récit,par les émotions qu’il inspire, est souvent lepoint de départ de la pensée, qui ne s’arrêtepas à l’écoute de l’histoire. L’histoire peut

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« faire penser » plus qu’elle ne remplace lapensée rationnelle ou l’empêche. L’auditeurattentif de Ross Perrot ne s’arrête pasnécessairement à l’émotion première (rire,ou s’irriter, ou s’étonner), mais il analyse etpeut, éventuellement, pronostiquer unedérive bureaucratique de GM ou un divorceprobable entre le milliardaire et le groupeautomobile. Beaucoup des théories déve-loppées sur le récit, on l’a vu, sous-estimentla capacité d’interprétation autonome desacteurs, ici, leur aptitude à dépasser la réac-tion émotionnelle immédiate pour faire durécit un objet de réflexion. De la mêmemanière, beaucoup de théories s’inscriventde fait dans une vision dualiste de la pen-sée, qui distingue et sépare en deux catégo-ries disjointes la pensée rationnelle, d’unepart, et la pensée créative, d’autre part.Dans cette dernière, l’émotion joue un rôleimportant, et c’est généralement à ellequ’est rattachée la narration. Or cette visiondualiste ignore ce qui constitue probable-ment la caractéristique la plus importantede la narration : elle mobilise les deuxformes de pensée, la pensée rationnelle etl’émotion créatrice, selon des combinaisonset des pondérations variables, et la fonctionessentielle du récit est peut-être justementd’articuler l’une avec l’autre. Voir dans lerécit une forme d’antithèse du raisonne-ment semble donc relever d’une erreurd’analyse qui empêche de saisir l’essencemême de l’activité narrative.

5. Un moyen privilégié d’investir l’action de sens

Enfin, et cette piste nous retiendra plus queles autres par son évidente fécondité, lerécit est parfois conceptualisé comme unmoyen privilégié de lier signification etaction. Une telle approche présente une cer-

taine similitude avec la théorisation, parNonaka et Takeuchi (1995), de la méta-phore comme forme d’extériorisation de lapensée. Le récit se présente alors commeune extériorisation (une formulation, unecommunication) du sens par des moyenssymboliques. L’accent est ainsi mis sur laproduction de sens. Les recherches théo-riques relevant de ce courant peuventencore être différenciées selon la manièredont elles positionnent le récit par rapport àl’action – tant l’action en cours que l’expé-rience.Pour certains auteurs, le récit reste extérieurà l’action, dans la mesure où il apparaîtcomme une ressource passablement réifiée.C’est ainsi que Fisher (1987, p. 65, cité parBoyce, 1996, p. 14) explique que « lemonde tel que nous le connaissons est unensemble d’histoires parmi lesquelles ilfaut choisir pour vivre notre vie dans unprocessus de re-création continuelle ».L’acteur dispose donc d’un répertoire d’his-toires parmi lesquelles puiser pour fairesens de la situation dans laquelle il setrouve. Cette approche du récit nous semblecohérente avec la description cognitivistede l’organisation (Simon, 1991) commepatrimoine de représentations partagées parses membres. Les récits seraient donc là, àdisposition, comme ressources à sélection-ner et mobiliser en fonction des besoinspropres de la situation.D’autres auteurs s’attachent à une théorisa-tion plus dynamique du récit. D’une part,plutôt que de s’attacher exclusivement àl’objet-récit comme objet représentationnelfigé, ils s’intéressent à la narration commeprocessus. D’autre part, le récit lui-mêmen’influe sur le devenir de l’organisation ques’il est mis en œuvre et pleinement engagédans des processus d’action en cours. La

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vision est donc doublement pragmatique : lanarration est un processus, le processus nar-ratif, qui s’insère dans des processus d’ac-tion organisationnels. Elle n’est une moda-lité effective de production de sens quedans le contexte d’une action en cours. Ellepeut alors être mise en parallèle avec l’autregrande pratique discursive productrice desens et située, à savoir la conversation cou-rante : « Nussbaum (1982) affirma que laproduction de sens implique tout à la fois lanarration et la conversation ordinaire »(Boyce, 1996, p. 13).Dans une telle approche dynamique, le récitest un processus toujours situé : on neraconte jamais deux fois la même histoire,parce que la narration se produit toujours ensituation, et les mêmes mots ne produisentpas les mêmes effets dans deux situationsdistinctes. C’est aussi un processus socia-lisé et socialisant : le narrateur raconte sonhistoire à des auditeurs qui, loin d’être pas-sifs, participent de fait à la construction durécit par l’accueil qu’ils lui réservent, parles attentes que le narrateur anticipe de leurpart ou observe au fil du récit, par la cultureet l’expérience spécifiques qu’ils investis-sent dans la compréhension de l’histoire.En outre, dans de très nombreux cas, le récitorganisationnel est en fait un écrit à plu-sieurs mains ou un oral à plusieurs voix.Lorsqu’un incident ou un accident doit êtreélucidé, la reconstruction des événementss’appuie sur les témoignages et les analysesd’une multiplicité d’acteurs. Lorsqu’unprojet stratégique « propre à faire rêver ou àsoulever l’enthousiasme » est formulé, il estsouvent le produit d’échanges, de discus-sions, de propositions de nombreusessources différentes (y compris d’ailleurs desources extérieures à l’organisation strictosensu).

En tant que processus narratif, la narrationne nous intéresse pas seulement par sa syn-taxe (sa cohérence interne comme construc-tion narrative), sa sémantique (la manièredont les éléments constitutifs du récit peu-vent renvoyer à des significations symbo-liques plus générales, des valeurs parexemple), mais aussi par sa pragmatique(les circonstances précises de la narration,son articulation avec l’expérience de viedes acteurs impliqués dans le processusnarratif, les effets pratiques produits parl’expérience narrative en situation).Le récit a alors pour fonction principale derendre l’expérience – passée, actuelle, anti-cipée – intelligible à des sujets engagésdans une action organisée. La reprise derécits anciens permet de capitaliser l’expé-rience collective, en la faisant vivre et en lamobilisant en situation (par exemple, pourmutualiser l’expérience de situations dan-gereuses). La création d’histoires nouvellespermet de mieux rendre compte de situa-tions surprenantes en les inscrivant dansune histoire non démontrée et hypothétique,mais plausible, et même séduisante par lamanière dont elle fait sens. Le récit partd’une expérience de vie complexe, avec sesdimensions cognitives, affective et corpo-relle, pour en faire un tout cohérent et signi-fiant, permettant une mise à distance sym-bolique et un retour réflexif sur la situation.

III. – UNE THÉORIE PRAGMATIQUEDU RÉCIT : ACTIVITÉ, ACTIVITÉ

NARRATIVE ET SENS

Les théories disponibles pour analyser lapratique narrative dans la gestion des orga-nisations, avec leurs limites, nous ont missur la piste d’une théorie pragmatique durécit comme activité narrative. Cette acti-

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vité narrative est socialisée et socialisante :elle s’appuie sur l’existence d’un collectifdoté d’une culture propre, et elle contribueà construire ce collectif. Elle permet de pro-duire du sens dans le cours même de l’ac-tion collective. Cette approche de la narra-tion (nous tendrons désormais à traiter denarration, comme pratique et processus,plutôt que de récit, désignation statiqued’un objet) rejoint la réflexion herméneu-tique de Paul Ricœur (1984) et la théorie del’activité (Vygotski, 1997).

1. La narration comme activité mimétique

Qu’est-ce qui est narration dans l’organisa-tion? Comme on l’a vu précédemment,définir le récit pour délimiter précisémentce qui répond à cette dénomination et ce quin’y répond pas n’est pas chose aisée. Onempruntera ici à Paul Ricœur sa caractéri-sation de la narration comme « activitémimétique ayant pour objet la mise enintrigue de l’expérience vive » (Ricœur,1984). L’expérience réelle, vive, du tempsest source de discordance : discordanceentre l’activité intentionnelle dans laquelletout acteur est engagé, d’une part, et lecaractère irréversiblement figé du passé etproprement inaccessible du futur, d’autrepart. La discordance se rencontre ainsi dansla manière inéluctable dont le temps à venirse réduit et le passé s’allonge : comme pourl’individu confronté à sa finitude, l’organi-sation se trouve face aux limites du tempspropre dont elle dispose et aux échéancesqu’elle doit tenir.Face au caractère discordant de l’expé-rience vive, la narration est imitation, maisc’est une imitation créatrice et non uneréplication passive, une simple copie, carelle réagence les faits de manière active,

elle les met en ordre : elle procède à une« mise en intrigue » de l’action, en en fai-sant un système intelligible. La narrationest donc représentation de l’action (« repré-sentation des faits ») et action elle-même.En représentant l’action, la narration la(re)construit, car la mise en intrigue inventele sens des événements par l’ordre qu’elleleur impose.Dans cette imitation créatrice, la narration« se moque » du temps : « le client nous aadressé une réclamation de dix pages ; on afait une enquête rapide : cinq jours aprèsavoir reçu sa lettre, on allait le voir pour luiexpliquer ce qui s’était passé, nous excuseret lui proposer une solution ». Voilà, enquelques mots, comme l’on saute à piedsjoints par-dessus cinq jours, dont on ignoreà peu près totalement de quoi ils ont étéfaits du point de vue de l’action qui nousintéresse (le traitement d’une réclamation).Ces cinq jours ne nous importent guère auregard du sens imparti au récit (« nousavons été prompts à apporter une réponse ànotre client »), donc, nous pouvons lesnégliger. La narration, de ce fait, nouslibère du temps vif et contraignant de l’ex-périence. Elle nous permet de reconstruireun temps tel que nous le rêvons, tel quenous en avons besoin pour poursuivre notreroute, la temporalité précisément requisepour notre production de sens. La cohé-rence de sens prévaut ainsi sur la cohérencechronologique. Si les cinq minutes où j’aieu mon client au téléphone sont plus impor-tantes pour le sens de mon action que lasemaine qui a suivi, je pourrai conter etcommenter la conversation téléphoniquependant dix minutes, puis balayer lasemaine suivante de quatre mots : « … etune semaine après… ». Comme le constateRicœur, la narration, en nous libérant de la

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chronologie, nous fait renouer avec l’es-sence même de la temporalité, celle quisous-tend la signification de l’action. Lamise en intrigue se saisit d’événements quis’inscrivent dans le temps de l’action pourproduire des événements qui s’inscriventdans le temps du récit. Elle vise ainsi àconvertir le temps non maîtrisé de la vie,menace permanente de destruction etd’achèvement, dans le temps maîtrisé d’unordre symbolique, celui où l’organisationpourra développer ses significations à loisir.La narration est donc une activité(« narrer ») à propos d’une activité (« lesactions – passées, futures – que je narre »)insérée dans d’autres activités (ce que noussommes en train de faire au moment où jenarre), un « faire » sur un « faire » dans un« faire ». C’est ainsi une activité réflexivepar définition : acteur, je narre l’action. Lanarration se saisit d’actions uniques,contextualisées, parcourues d’émotions etproductrices d’émotions, pour les transfor-mer en un récit « objectivé », un objet nar-ratif matérialisé sous forme d’écrit, d’enre-gistrement, de dessin, de film ou,simplement, de discours oral, qui seraengagé dans de nouvelles actions. En met-tant l’action en intrigue, la narration trans-forme une expérience singulière en com-préhension générique, précisément parcequ’elle introduit un ordre, une logique dedéroulement, et que la structure d’ordre àlaquelle elle recourt (par exemple, les rela-tions de causalité) a un caractère génériquequi dépasse l’expérience singulière dont

elle s’inspire. Elle construit ainsi un genrede signification et confère une dimensionsymbolique aux personnages et aux événe-ments. La réclamation du client XYZdevient le signe représentatif d’un certaintype de réclamations. Le quasi-accident dece jour-là représente de manière génériqueune catégorie de situations dangereuses. Lanarration fait surgir l’intelligible de l’acci-dentel, le générique du singulier, le vrai-semblable du chaotique. En écoutant unbon récit, « on s’y retrouve » : on éprouve leplaisir de sentir le foisonnement de l’expé-rience brute se mettre en ordre, comme parenchantement. Et l’on s’engage dans l’ac-tion en cours, armé de cet artefact, le récitproduit de la narration, et des capacitésd’interprétation de l’expérience auxquellesil nous donne accès.Le fait que le récit fasse appel aux émo-tions, par exemple par l’identification avecles personnages ou par l’harmonie esthé-tique qui se dégage de l’agencement narra-tif, est essentiel. En effet, c’est par l’appelaux émotions que la narration peut fonc-tionner comme « transformateur », en s’an-crant dans l’expérience vécue des acteursde l’organisation et son contenu émotion-nel. Elle vise à transformer la surprise ennécessité, la perplexité en compréhension,l’émotion en intelligence, le doute en luci-dité. La question n’est pas de savoir si lanarration procède de la pensée rationnelle2

ou de l’émotion : c’est précisément parcequ’elle fait appel aux deux qu’elle se définitcomme mise en intrigue. Elle se saisit de ce

2. Nous entendons ici par « pensée rationnelle » stricto sensula pensée qui se construit en faisant appel aux figureslogiques du raisonnement, notamment les divers modes d’inférence (induction, déduction), à l’exclusion des diffé-rentes figures de l’émotion. C’est le mode de pensée que reconnaisse aussi bien le positivisme que le cognitivisme(la computation de symboles analysée par Herbert Simon). Il va de soi que la caractérisation du mode de pensée nedoit pas être confondue avec celle des sujets pensants : un sujet rationnel peut avoir des émotions, et un artiste peutproduire du raisonnement logique. Einstein était violoniste…

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que l’expérience contient de discordant,ambigu, contradictoire, douteux, angois-sant, surprenant, pour produire une compré-hension qu’on pourra appeler « compréhen-sion narrative » et qui est tout simplementla mise du matériau de l’expérience dans unordre intelligible. L’intrigue transformel’émouvant en intelligible. Elle lance unpont entre la pensée créatrice et la penséerationnelle.Elle peut aussi parcourir le cheminementinverse, en se saisissant d’évidenceslogiques pour semer le trouble, rendre l’ap-paremment (trop) intelligible douteux,énigmatique, inquiétant peut-être. Par là, lanarration peut constituer un instrumentpuissant de vigilance, un antidote à l’excèsd’assurance et à la torpeur des routines. Desrécits catastrophiques rappellent au conduc-teur de train que son activité est risquée ouau marin que la mer est toujours redoutable.La narration décline alors sur tous les tonsle message « méfie-toi de l’eau qui dort »,comme en d’autres circonstances elle avaitplutôt enseigné à décrypter les tempêtesapparentes pour les maîtriser. La narrationn’est intrinsèquement ni instrument norma-lisateur ni instrument d’innovation : elle secaractérise par la circulation entre penséerationnelle et pensée créatrice.La mise en intrigue est ainsi enquête : ellecherche l’ordre d’une explication pour desfaits désordonnés et énigmatiques. Maisl’écoute du récit, dans la pratique narrative,est aussi enquête : en écoutant le récit, jecherche les éléments qui vont me permettrede projeter cette intrigue sur ma propreexpérience, ou de reconnaître ma propreexpérience dans l’intrigue du récit, aurisque de déstabiliser la vision que j’en ai àce jour. La narration est une expérience devie en soi, pour partie indéterminée. On ne

peut donc s’intéresser aux récits dans lesorganisations sans analyser la pragmatiquede la narration: qui conte, quand, dansquelles circonstances, où, à qui, pour quellefinalité, avec quels effets? Si nous revenonsà l’exemple de Ross Perrot, son histoire deserpent exige, pour qu’on en saisisse lessignifications, une remise en contexte.Quels objectifs poursuivait-il en racontantcette histoire, dans le cadre de quel proces-sus d’action se saisit-il de ce récit pour fairesens? Qui est Ross Perrott, quelle est sonhistoire personnelle? Notre propre positionpar rapport au récit importe. Pour lemembre du conseil d’administration de GMsoucieux de comprendre l’évolution desrapports de force au sein du conseil, unsouci majeur sera d’analyser le récit auregard des relations de Ross Perrot avec lesautres dirigeants du groupe. Pour le direc-teur de la technologie, il sera essentield’interpréter l’anecdote en termes de posi-tionnement des équipes d’EDS par rapportaux équipes de développement de GM.L’activité mimétique que constitue la narra-tion trouve son terme dans l’auditeur ou lelecteur ou le spectateur, en situation, et dansles actions qu’il conduit. L’expérience nar-rative est le produit conjoint de l’artefactnarratif (le récit comme objet) et du public,qui l’investit de significations pratiques.Sans public agissant, il n’y a pas de narra-tion, et donc pas de production de sens.

2. Qu’est-ce qui est récit dans l’entreprise, et notamment dans la pratique du contrôle de gestion?

Pour définir ce qui est récit dans l’entre-prise, il faut donc chercher systématique-ment ce qui relève d’une activité mimétiqueconduisant à la mise en intrigue de l’expé-rience. Cette définition ne peut s’appliquer

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qu’en prenant en compte la dimensionpragmatique : dans quelle situation d’ac-tion, pour qui, par quels effets? En effet, lemême objet peut avoir une valeur narrativeou pas selon le contexte pratique danslequel il se trouve engagé. Reprenonsl’exemple d’un banal outil de gestion calcu-latoire, comme le ratio coût indirect/coûtdirect évoqué dans la première partie. Entemps ordinaires, lorsque l’entreprise pour-suit son activité habituelle de manière rou-tinière et lorsque les grands supports desens de l’organisation ne sont pas radicale-ment remis en cause (quel est notre métier?à quoi servons-nous? quelles sont nos com-pétences-clés?), un tel outil peut difficile-ment apparaître comme un récit. Il a unefonction « plate », « lisse » : il décrit par desmesures chiffrées un état précis dans ununivers balisé, dont le contenu de significa-tion est bien structuré, connu de tous et nonproblématique, de même que les coordon-nées géographiques positionnent un avionou un navire sur sa trajectoire programmée.Mais si l’on se situe soudain dans un mondeen pleine mutation, où les référentiels desens de l’organisation sont mis en question,un tel ratio, dans sa sécheresse, peut véhi-culer un patrimoine narratif riche, commeun objet insignifiant peut soudain seconvertir en narration complète d’un crimedans les enquêtes de Sherlock Holmes. Lesenquêteurs de la police scientifique ont cou-tume de dire qu’ils vont essayer de « faireparler l’arme du crime ». De la mêmemanière, l’enquêteur que devrait toujoursêtre le contrôleur de gestion, s’il se trouveen situation d’élucidation (impératifs dechangement, innovation, crise), peut tenterde « faire parler les ratios »… Pourquoicette transformation? Parce que tous lesimplicites que véhicule l’objet, en l’occur-

rence le ratio, relèvent en temps normald’éléments contextuels habituels et d’unepure construction technique, sur un modèleexplicatif – narratif – « qui va de soi ». Lanarration peut s’effacer, comme l’emploi dutemps d’une journée de travail ordinaire neprésente pas beaucoup d’intérêt. Mais cesimplicites changent de registre lorsque lesmodèles explicatifs sont remis en cause :dès lors, la narration revient au premierplan, comme cela s’est produit lorsque ledirecteur industriel du groupe informatique,confronté à l’éventuelle disparition de« son » ratio, a libéré le discours narratif quien sous-tendait l’usage. Le ratio « coût indi-rect/coût direct » devient alors la chronique– non dépourvue d’émotion – d’une voca-tion industrielle, dans un monde qui sedétourne de l’industrie. L’emploi du tempsd’une journée ordinaire devient un récit siun événement extraordinaire – crime, acci-dent – conduit à « la mettre en intrigue ».Les coordonnées géographiques de l’aviondeviennent un récit à décrypter si l’avionest détourné. La méthode comptable oul’indicateur financier deviennent un récit siun événement inattendu ou une transforma-tion profonde de la situation exigent d’enexhumer la narrativité implicite.

3. Le récit, artefact, signe et instrument

Le récit, produit de la narration, présentetoujours l’apparence d’un artefact objectif :c’est un texte écrit, un agencement oral demots, une bande dessinée, une caricature,un film. Cet artefact a une valeur de repré-sentation : le récit est « mis à la place »d’événements, réels ou imaginaires, qu’ilreprésente. La « success story » de l’Espaceest un agencement de mots censés représen-ter les événements qui ont conduit au déve-loppement, puis à la production et à la vente

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de l’Espace. Cette représentation symbo-lique n’a d’effet pratique sur l’organisationque parce qu’elle fait l’objet d’une interpré-tation par les acteurs, en situation : lesacteurs intègrent ce récit dans leur pratique,comme une ressource, un signe, qui les aideà faire sens des situations dans lesquelles ilsse trouvent présentement.Le mécanisme par lequel l’artefact-récit faitsens, nous l’avons vu, est de nature spéci-fique (et fonde la définition du récit) : ils’agit de la mise en intrigue, c’est-à-direl’agencement signifiant, dans le temps durécit, d’événements inscrits dans le tempsde l’expérience vive, leur mise dans unordre susceptible de produire de l’intelligi-bilité. Cette mise en intrigue n’est pas arbi-traire. Elle vise à créer des situations géné-riques relevant de modes d’interprétationégalement génériques. Le récit est donc unartefact symbolique qui vise à créer deshabitudes d’interprétation et des habitudesd’action, pour des situations génériques.Mais les effets pratiques induits par la nar-ration ne sont jamais automatiques. Il y atoujours interprétation et réinterprétation durécit, aussi bien du côté du narrateur que ducôté du récepteur : le sens du récit n’est pasdéterminé. Le récit peut ainsi connaître desrenversements de sens étonnants. L’histoiredu conducteur qui a réussi à rallier Paris àLyon à 160 km/h de moyenne pouvait appa-raître naguère comme la geste héroïqued’un virtuose du volant. Elle peut aujour-d’hui inspirer un mélange d’indignation etde pitié pour un écervelé qui met en dangerla vie d’autrui.Le récit est donc une forme particulièred’instrument (Lorino, 2002). Comme toutinstrument, il combine un artefact objectif(la forme concrète, objective, du récit) et unschéma d’interprétation (Rabardel). Comme

tout instrument, le récit se situe à la fois ducôté des objets du monde réel par sa natureartefactuelle (par l’objectivité du texte, desimages, des mots), et du côté de la subjecti-vité des acteurs, qu’ils soient narrateurs ouauditeurs, par le mode d’interprétation durécit qu’ils construisent mentalement. Unmême artefact, le même texte par exemple,peut engendrer tour à tour des instrumentsdifférents en fonction des variations quiaffectent les modes d’interprétation.Le récit est cependant un instrument d’unenature particulière et complexe. D’une part,c’est un instrument symbolique : il affectel’activité mentale des acteurs de l’organisa-tion et non la réalité matérielle, comme leferait une machine-outil ou une pelle. C’estaussi un instrument symbolique complexe,car il s’inscrit dans le temps: le traitementdu temps est au cœur de la pratique narra-tive, avec la mise en relation de deux tem-poralités distinctes : la temporalité des évé-nements racontés, la temporalité de lanarration, voire une troisième temporalité :celle des actions dans lesquelles la narra-tion vient s’inscrire. Le récit a aussi unedouble référentialité : il se réfère aux événe-ments qu’il rapporte, mais aussi aux événe-ments à propos desquelsl’histoire estracontée. L’histoire des scouts randonneursde Goldratt se réfère à une randonnée descouts, mais elle nous parle en permanenced’un atelier saturé de stocks et d’en-cours.Toutefois, la vision imagée des jeunesscouts en forêt n’est pas totalement acces-soire, parce qu’elle a ému notre imaginationet nous a préparés à raisonner sur des gou-lots d’étranglement manufacturiers.La narration appauvrit le réel en le simpli-fiant outrageusement. Le récit de Goldrattréduit ainsi la complexité du problèmelogistique d’un atelier manufacturier,

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immense, à une question de goulotsd’étranglement, métaphorisée par lacadence de marche d’un adolescent tropchargé. Mais la narration enrichit aussi leréel, en nous donnant accès à un registre deraisonnements logiques qui sont renduspossible par la formalisation simplifiée desfaits. Dans le cas du patron d’usine décritpar Goldratt, l’histoire des scouts nous pro-jette dans un registre de significations –l’image du traînard – où tout l’appareillogique et informatique de la théorie descontraintes peut être mobilisé pour accélé-rer les flux dans l’atelier. Comme toutsigne, le récit est un crible du réel quicontraint la situation vécue à se couler dansun « genre » de situations, celles qui relè-vent de tel ou tel schéma narratif. Commetout instrument, le récit est contraignant(ilimpose une certaine vision des événements)et habilitant (il permet de faire sens et d’en-clencher un raisonnement fécond sur unregistre symbolique).

4. La narration, mécanisme abductif

De tout ce qui vient d’être exposé, ildécoule que la narration est en fait unemodalité privilégiée de raisonnementabductif. Rappelons que, dans la logique dePeirce (2002), l’abduction est la figure deraisonnement par laquelle on construit deshypothèses nouvelles. Là où la déductiondéduit le cas particulier de la loi générale etl’induction étend des observations particu-lières à une loi générale, l’abduction nes’enferme pas dans cette itération du singu-lier au général. Elle cherche à produire, faceà un phénomène déconcertant, une « nou-velle histoire du monde », un récit qui rendeintelligible une observation a priori surpre-nante. C’est un « déplacement latéral » dusens, destiné à créer des rapprochements et

des catégories là où ils n’existaient pas. Leraisonnement abductif, pour produire cettenouvelle hypothèse, doit mobiliser l’imagi-nation, la créativité, le jugement esthétiquepour sélectionner l’hypothèse la plus har-monieuse parmi l’infinité d’hypothèsespossibles. Mais l’abduction n’est intéres-sante que parce qu’elle produit une hypo-thèse, c’est-à-dire le point de départ d’unraisonnement logique qui fera appel à l’in-duction et à la déduction. L’abduction estdonc un trait d’union entre la pensée créa-trice (jugement esthétique, métaphore,invention poétique) et la pensée rationnelle.Il y a pratiquement identité entre le raison-nement abductif et la pratique narrative,toute abduction pouvant se décrire comme« recherche d’un récit plausible » et touteactivité narrative comme un recours abduc-tif dans une situation que l’applicationautomatique de modes logiques ne suffitpas à comprendre et maîtriser.

5. La narration comme pratique collective

La narration ne s’achève pas avec le pointfinal du récit. Elle ne s’achève qu’en pro-duisant des significations, donc des actions,chez l’auditeur. Un récit qui reste incompriset sans effets pratiques est un non-récit.Mais, de plus, beaucoup de récits dans l’en-treprise sont en fait contés à plusieurs voix.Lorsqu’un groupe de processus, parexemple un groupe se penchant sur le pro-cessus de développement des nouveauxproduits, essaie de traduire la stratégie del’entreprise en enjeux et en plans d’actionsur le processus analysé, il essaie deconstruire la success storyde demain. Maisle processus narratif est dans ce cas tâton-nant et requiert des prises de parole mul-tiples, pour tenter de construire un récit

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unique à partir de fragments narratifs par-tiels et, au départ, discordants.L’existence même du collectif est en soi unrécit, enveloppe d’une multiplicité derécits. L’activité collective (par exemple leprocessus de développement) repose sur lacapacité de chacun à se glisser dans un rôleet à faire évoluer le rôle en fonction desnécessités pratiques. Les aléas du chantierde travaux publics, les difficultés tech-niques du développement, les exigencesimprévues des clients obligent à réinventerl’histoire au fur et à mesure qu’on avancedans son déroulement. Weick, après avoiranalysé des désastres comme l’incendie deMann Gulch (Weick, 2003-1993), conclutque l’organisation s’effondre lorsque lesrécits collectifs se désagrègent. Il n’y a plusd’organisation lorsqu’il n’y a plus capacitéde construire des récits collectifs. Il y aorganisation lorsqu’il y a récit collectif.

CONCLUSION: QUELS ENJEUX POUR

LE CONTRÔLE DE GESTION?

Dans la vision « positive » du contrôle(Meyssonnier, 1999), le monde est déjàexpliqué ; il est déjà raconté. Les conven-tions fondatrices des outils de gestion,comme la comptabilité de gestion, leReturn On Investment (ROI), le ratio coûtindirect/coût direct (CICD), sont transpa-rentes, elles ne sont qu’une adaptationfidèle aux caractéristiques de l’environne-ment et des conditions de l’activité. Il y arécit, ou plutôt il y a eu récit, mais il estimplicite et non contestable. D’une séried’expériences on induit des règles et desinstruments (induction), on applique lesrègles et les instruments à des situationsparticulières (déduction), mais la pertinence

des modèles sous-jacents n’est pas encause : il n’y a pas lieu de reconstruire leshypothèses fondamentales, donc de recourirà des raisonnements abductifs et à des pra-tiques narratives. La problématique de lamesure, à structure explicative donnée, estdominante. Construire des récits apparaîtmême comme une attitude suspecte :« raconter des histoires » c’est chercher àocculter les faits, tenter de troubler l’ordreet la visibilité des phénomènes. Les instru-ments n’ont plus de contenu narratif expli-cite : ils sont raison, ils sont invisibles. Lecontrôle de gestion fonctionne dans lemode descriptif : il vise à produire des dis-cours qui rendent compte d’une structurecausale et de relations logiques relative-ment atemporelles.Dans une vision narrative du contrôle, lapremière tâche est de (re)construire un« bon » récit, à savoir un récit qui fassesens. Cette tâche devient évidemmentprioritaire dans les situations de précrise oude crise, et plus généralement de change-ment, que le changement soit imposé parl’environnement ou voulu par les dirigeantsde l’entreprise. Le contrôle de gestion estalors confronté aux limites du mode des-criptif dans lequel l’histoire du monde a étégravée dans le marbre. Les instrumentsredeviennent alors opaques et visibles ; ilsretrouvent une dimension narrative, quipeut faire débat. La déconstruction de leurcontenu narratif pour reconstruire de nou-veaux récits et de nouveaux instruments estune véritable enquête. Mais le contenu nar-ratif des instruments correspond aussi à unehabitude mentale des acteurs qui ont cou-tume de les utiliser. Déconstruire le contenunarratif des instruments, c’est donc aussidéconstruire les habitudes mentales desacteurs, notamment des principaux pres-

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cripteurs et utilisateurs des instruments : lesmanagers. Déconstruire le contenu narratifdes instruments, c’est donc, d’une certaine

façon, déconstruire le management commepratique des manageurs… Avec les difficul-tés et les enjeux que l’on devine…

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