René Guénon

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    Ren GunonRen Jean Marie Joseph Gunon(Abd al-Whid Yahy)Mtaphysicien franais naturalis gyptien

    poque moderne (XXesicle)

    Photographie de 1925 ( 38 ans).

    Donnes cls

    Naissance 15 novembre 1886Blois, Loir-et-Cher, France

    Dcs 7 janvier 1951Le Caire, gypte

    Nationalit France , gypte

    cole/tradition Advata vdanta, soufismenon-dualit, platonisme

    Principauxintrts

    Mtaphysique, sotrisme, symbolisme, mythologie, gnose, textes sacrs, franc-maonnerie, mathmatiques, histoire, socit,religion compare

    Idesremarquables

    Critique de la modernit sous l'angle des traditions anciennes ; reconstruction de l'sotrisme occidental en se basant sur laspiritualit orientale toujours vivante

    uvresprincipales

    Introduction gnrale l'tude des doctrines hindouesLe Roi du mondeLa Crise du monde moderneLe Symbolisme de la croixAperus sur l'initiation

    Influenc par Adi Shankara, Ibn Arab, Ivan Aguli, Pseudo-Denys l'Aropagite, Lao Zi, Platon, Plotin, Matre Eckhart

    A influenc Antonin Artaud, Frithjof Schuon, Michel Vlsan, Titus Burckhardt, Jean-Louis Michon, Martin Lings, Julius Evola, MarcoPallis, Ananda Coomaraswamy et beaucoup d'autres

    Ren Gunon, galement connu sous le nom dAbd al-Whid Yahy, n le 15 novembre 1886 Blois, en France,et mort le 7 janvier 1951 au Caire, en gypte, est un mtaphysicien franais.Il a publi dix-sept ouvrages de son vivant, auxquels s'ajoutent dix recueils d'articles publis titre posthume, soit autotal vingt-sept titres rgulirement rdits. Ces livres ont trait, principalement, la mtaphysique, l'sotrisme et la critique du monde moderne.

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    Dans son uvre, il se propose soit d' exposer directement certains aspects des doctrines mtaphysiques de l'Orient[1]

    , doctrines mtaphysiques que Ren Gunon dfinissait comme tant universelles[2] , soit d' adapter ces mmesdoctrines [pour des lecteurs occidentaux] en restant toujours strictement fidle leur esprit[3] . Il ne revendiqua quela fonction de transmetteur de ces doctrines[4], dont il dclarait qu'elles sont de nature essentiellement nonindividuelle[5] , relies une connaissance suprieure, directe et immdiate , qu'il nomme intuitionintellectuelle[6] . Ses ouvrages, crits en franais (il contribua galement en arabe pour la revue El Maarif), sonttraduits en plus de vingt langues.Son uvre oppose les civilisations restes fidles l' esprit traditionnel [7] qui, selon lui, n'a plus de reprsentantauthentique qu'en Orient [8] l'ensemble de la civilisation moderne, considre comme dvie. Elle a modifi enprofondeur la rception de l'sotrisme en Occident dans la seconde moiti du XXesicle[9], et a eu une influencemarquante sur des auteurs aussi divers que Mircea Eliade, Hubert Benoit, Raymond Queneau ou encore AndrBreton.

    Biographie

    Les annes de jeunesseRen Gunon est n le 15 novembre 1886 Blois, en France, dans une famille catholique[10]. Son pre taitarchitecte. De sant fragile, c'est un excellent lve, en sciences comme en lettres[11]. Il entre en classe demathmatiques lmentaires en 1904 puis s'installe Paris pour tudier les mathmatiques (il s'inscrit l'Associationdes candidats l'cole polytechnique et l'cole normale). Mais, la suite de difficults, dues entre autres sa santdficiente, il ne persvre pas, et abandonne ses tudes en 1906. Install rue Saint-Louis-en-l'le, il pntre alors lesmilieux occultistes papusiens sans les prendre au srieux[12]. Papus lui ouvre galement les portes de la revueL'Initiation, dans laquelle le jeune homme publie ses premiers articles dbut 1909. En 1908, Papus organise le IIe

    Congrs spiritualiste et maonnique, qui se droula du 7 au 10 juin, et dont l'un des objectifs affichs taitl'dification d'une Maonnerie dont Teder (Charles Dtr) souhaitait arracher la direction au Grand-Orient[13].Gunon se dsolidarise alors immdiatement du Congrs en raison des tendances rincarnationnistes affichespar Papus ; de nombreuses annes plus tard, il propose une rfutation globale des thses rincarnationnistes dans sonouvrage L'Erreur spirite. Cet vnement, joint un autre - la constitution de l'Ordre du Temple Rnov (voir infra) -parachvent la rupture totale de Ren Gunon avec ce milieu.Ce passage de Ren Gunon dans le milieu occultiste a donn lieu plusieurs commentaires, commencer par ceux de Gunon lui-mme ; ainsi on apprendra beaucoup plus tard qu'il avait un temps nourri le projet d'crire un ouvrage intitul L'Erreur occultiste, pour faire pendant son autre livre L'Erreur spirite, mais qu'il avait finalement renonc ce travail aprs avoir fait la constatation que ce mouvement ne reprsentait plus rien. Dans un chapitre de son ouvrage Le rgne de la quantit et les signes des temps[14], crit en 1945, Ren Gunon revient sur le mouvement occultiste franais, qu'il met en comparaison avec un autre courant no-spiritualiste (le mouvement thosophiste de H. P. Blavatsky) et il dcrit le premier comme rduit une somme d'individualits ayant fabriqu de toutes pices une pseudo-thorie faite d'lments disparates emprunts diverses doctrines qu'ils n'ont pas comprises, ne reposant sur aucune filiation authentique et finalement infiltr par des individus aux intentions douteuses. D. Gattegno crit que par quelque bout qu'on prenne les choses, le niveau intellectuel et culturel de cette vague occultiste s'avre totalement affligeant [15], et qu'elle fut surtout l'occasion pour Ren Gunon de pntrer un milieu afin d'en attirer les individualits les plus remarquables. Par ailleurs, autour de Papus, crit D. Gattegno, les orientations no-spiritualistes vont emprunter des chemins trs divers, notamment avec mile Gary de Lacroze, Lonce de Larmandie, sans parler d'individualits juges bien plus intressantes par Gunon et qui ne feront que traverser l'occultisme papusien sans se confondre avec lui : Stanislas de Guaita, Josphin Peladan, Paul Vulliaud, Albert de Pouvourville et bien d'autres encore qui dfrayrent la chronique de ce Paris occultiste dont l'histoire se confond avec la Belle poque et la protiforme effervescence du Symbolisme artistique et littraire. Pour D. Gattegno

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    cependant l'uvre de Gunon ne procde aucun degr de ce mouvement[16]. Paul Chacornac note que la prsencede Ren Gunon dans ce milieu lui permit au moins de pntrer une organisation d'un caractre la fois plus srieuxet nigmatique : l'Hermetic Brotherhood of Luxor (H. B. of L.), hrite au moins en partie des multiplesorganisations de Paschal Beverly Randolph (dont la fraternit d'Eulis). Ren Gunon dira plus tard qu'il avaiteffectivement appartenu la H. B. of L., dpositaire, selon Paul Chacornac, de certaines connaissanceseffectives[17]. Les biographes de Ren Gunon soulignent le caractre particulirement dsindividualis de son uvre, etsintressent trs vite ce qui en constitue les aspects les plus mystrieux : trs tt, ds sa collaboration la revue LaGnose, c'est--dire entre 1909 et 1912, et sous la signature de T. Palingnius (voir infra), il publie un certain nombredarticles sur le nospiritualisme contemporain , Le symbolisme de la Croix, les principes du calculinfinitsimal, Les conditions de lexistence corporelle , le devenir de ltre humain selon le Vdnta, les erreurs duspiritisme, qui contiennent, sous une forme rsume mais trs reconnaissable, une grande partie de ce qui formerapar la suite le cur de son uvre : Cest donc entre 23 et 26 ans quon doit placer llaboration de plusieurs de seslivres essentiels [18]. Ce caractre remarquable de luvre gunonienne relativise fortement, selon plusieurs de sesbiographes, quelques hypothses formules propos de rencontres quil fit au lyce, par exemple avec son professeurde philosophie, Albert Leclre, qui devait l'anne suivante tre nomm professeur l'universit de Fribourg, enSuisse. Albert Leclre tait un spcialiste des philosophies prsocratiques et voquait des ides qui taient dj unpeu en vogue au XIXesicle, notamment dans les ouvrages d'auteurs tels Frdric Portal, Jallabert, ou F. deRougemont, sur lexistence dun savoir mtaphysique commun toute lhumanit[19]. Mais d'autres auteurs insistentsur le fait que la doctrine plus tard expose par Ren Gunon sur l'unit fondamentale de la Mtaphysique est sanscommune mesure l'ide, dveloppe par quelques crivains du XIXesicle, d'une transmission historique diffuse decertaines donnes traditionnelles communes toute l'humanit, et qu'elle s'inscrit beaucoup plus dans la perspectivemtaphysique selon laquelle la doctrine de l'Unit est unique [20].Les biographes s'accordent cependant pour voir en l'abb Ferdinand Gombault (1858-1947), qui tait docteur enphilosophie, une origine possible de certaines informations que Gunon tenait sur le spiritisme. Gunon entretintd'ailleurs une relation avec lui jusqu'au jour de son dpart pour l'gypte, en 1930. Ds son adolescence, il rencontrale chanoine chez sa tante. L'abb avait des prventions contre la philosophie allemande (voir ses Dialoguesphilosophico-thologiques sur la Providence, 1895), condamnait svrement le spiritisme (L'Imagination et lesphnomnes prternaturels, 1899) et tait convaincu de l'existence d'une langue hiroglyphique originelle(Similitude des critures figuratives, 1915)[21].

    L'Ordre du Temple Rnov et l'glise gnostiqueUn vnement prcipite toutefois la rupture avec les groupes papusiens : la participation, centrale pourrait-on dire, deRen Gunon l'Ordre du Temple Rnov (OTR).L'Hermetic Brotherhood of Luxor, ou H. B. of L., tait une organisation possdant un caractre extrmement secret auquel l'Ordre Martiniste d'alors servait, selon Paul Chacornac, de couverture extrieure. Or depuis le 19 janvier 1908 des sances se droulaient lhtel du 17 rue des Canettes, sances dont les participants taient des membres de l'Ordre Martiniste et qui reurent l'ordre de constituer un Ordre du Temple Rnov , constitu de 21 membres, et dont Ren Gunon devait tre le Souverain Grand Commandeur . Contact par les martinistes, ce dernier rpondit favorablement l'appel. Les conditions dans lesquelles se droulrent ces sances furent diversement interprtes : Jean-Pierre Laurant, ainsi que D. Gattegno parlent d' criture automatique[22] tandis que Michel Vlsan mentionne des moyens appropris pour la ractualisation d'une forme initiatique proprement occidentale[23]. En tous cas, la constitution de cet ordre entrana les foudres de Teder et celui-ci rdigea, pour le compte du Grand Matre Papus , un acte d'accusation comportant des fausses lettres de Gunon, selon une mthode qu'il avait dj utilise pour discrditer deux Grands Matres des dbuts de la franc-maonnerie franaise : le chevalier cossais James Hector MacLeane, et Charles Radcliffe, comte de Derwentwater, tous deux jacobites[24]. Teder avait commenc sa carrire

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    avec un livre intitul Les apologistes du crime, d'inspiration taxilienne habituelle dans certains milieuxantimaonniques de cette poque et dirig contre la Maonnerie cossaise, les jsuites et les catholiques, puis taitpass en Belgique d'o il s'tait fait expulser pour une affaire de chantage, avant de se rfugier en Angleterre, paysdans lequel il rencontra John Yarker qui lui confra ses titres de Maonnerie irrgulire [25],[26]. Dans son rapport , il engagea Papus prendre des mesures nergiques contre Gunon, qui fut donc radi de l'OrdreMartiniste, ainsi que des loges affilies. L'OTR fut dissous par Ren Gunon en 1911.Un autre vnement comment par les biographes de Gunon concerne l'glise gnostique bien que, selonCharles-Andr Gilis, il soit d'une moindre importance : en 1893, plus de quinze annes avant la formation de l'OTR,dans l'htel de la duchesse de Pomar, Lady Caithness, il est dcid de procder la restauration de l'glise gnostique,faisant rfrence Guilhabert de Castres. Aussitt, Jules Doinel dit avoir retrouv toute une documentation laBibliothque dpartementale Orlans o il tait employ, attestant de la validit de cette restauration. Il est lupatriarche de l'E. G. et adopte le nom de Valentin II. Il consacre alors trois vques : Tau Vincent (Papus), TauSynsius (Lonce Fabre des Essarts) et Tau Bardesane (Chamuel) : la lettre grecque tau est une signature piscopale.Aprs sa fondation, Rome excommunie l'glise gnostique. Jules Doinel, qui avait reu une solide ducationreligieuse, n'avait rompu aucune de ses amitis catholiques. Saisi par l'angoisse, il retourne dans le giron de l'glisede Rome, puis revient l'E. G. et, au terme de toute une suite de revirements , quitte ce monde tant et si bien quenul n'a pu tablir dans quelles dispositions il put bien, au juste, se trouver sa mort [27]. Lonce Fabre des Essarts(1848-1917), ami personnel de Victor Hugo, admirateur de Saint-Yves d'Alveydre, fut un temps militant socialisterpublicain et franc-maon, teint d'orientalisme par la frquentation de Tau Simon (Albert de Pouvourville) et TauThophane (Lon Champrenaud).Ren Gunon avait rencontr Lonce Fabre des Essarts au Congrs spiritualiste. Quand Gunon se fit exclure desgroupements de Papus la suite de l'affaire de l'OTR, Lon Champrenaud l'invita chez Synsius. Gunon fut aussittlev au rang d'vque, sous le nom de Tau Palingnius (Re-n), et Synsius offrit Gunon la direction de la revueLa Gnose, revue mensuelle consacre l'tude des sciences sotriques , dont Tau Marns (Alexandre Thomas)tait le rdacteur en chef et le grant, et Tau Mercuranus (Patrice Genty) le secrtaire de rdaction. C'est dans cetterevue que Tau Simon, en tant que Matgio, donna les premires pages de ses deux ouvrages sur les doctrinesextrme-orientales : La Voie mtaphysique (1905) et La Voie rationnelle (1907).L'enseignement de l'glise gnostique, tel qu'il apparaissait par les numros de sa revue, tait, grce aux contributionsde certains de ses membres, loin d'tre mdiocre et tranchait avec les productions occultistes de l'poque : Matgioi(Albert de Pouvourville) et Lon Champrenaud, rattachs respectivement au taosme et l'islam, exeraient uneinfluence intellectuelle majeure sur les autres membres, et Gunon se servit de cet appui : il comptait davantage sureux que sur l'glise en elle-mme et il crit ultrieurement que les no-gnostiques n'avaient reu aucunetransmission relle.L'glise gnostique prit fin peu de temps aprs la disparition de l'OTR.

    La Gnose et les contacts orientauxEn 1910, durant la collaboration de Ren Gunon la revue La Gnose, Thophane-Champrenaud entre en contact avec le peintre sudois Ivan Aguli (1869-1917)[28], qui se consacre l'tude des traditions orientales et voyage beaucoup, jusqu'aux Indes. son retour en Europe, Ivan Aguli publie des articles et traductions en rapport avec l'sotrisme islamique. Au Caire, le Sheikh Abder-Rahman Elish El-Kebir l'initia au soufisme (sous le nom d'Abdul-Hdi) et le fit moqqadem(c. a. d. reprsentant de la tarqa shdhilite, habilit recevoir des disciples et leur transmettre l'initiation). Le Sheikh Abder-Rahman Elish El-Kebir tait un reprsentant trs important de l'Islam, tant des points de vue sotrique qu'exotrique. Dans ce dernier domaine, il fut le chef du madhab mleki al Azhar. La tarqa shdhilite fut fonde au XIIIesicle (VIIe sicle de l'Hgire) par le sheikh Abu-l-Hassan ash-Shadhili, une des plus grandes figures spirituelles de l'Islam, et qui fut, dans l'ordre sotrique, le ple ( qutb ) de son temps, ce terme dsignant une fonction initiatique d'un ordre trs lev. Par Abdul-Hdi, Lon Champrenaud est initi au

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    soufisme sous le nom d'Abdul-Haqq et Ren Gunon, sous celui d'Abdel Whed Yahia ( Le serviteur de l'Unique).Par ses relations avec Matgioi et avec Ivan Aguli, Ren Gunon prit toutes les distances requises avec lespublications de type occultiste. Il crit plus tard Nelle Maurice-Denis Boulet n'tre entr dans le milieu de LaGnose que pour le dtruire [29].L'apport intellectuel de Matgioi est dcrit par Ren Gunon en ces termes :

    Avant [Matgioi], la mtaphysique chinoise tait entirement inconnue en Europe, on pourrait mme dire tout fait insouponne. [...] Il faut bien reconnatre que rien de vraiment srieux n'avait t fait ce point de vuejusqu'aux travaux de Matgioi[30].

    Dans son roman Le Matre des Sentences, Matgioi voque, de faon plus ou moins prcise, l'ide d'une filiationinitiatique transmise par le Tong Song Luat, personnage ponyme du roman, ctoy en Indochine. Cet homme,nomm Nguyen Van Lu dans le roman, avait confi son fils cadet aux soins du narrateur. Or le fils du Matre desSentences , Nguyen Van Cang, sjourna un certain temps Paris, et il collabora La Voie (l'ancien nom de LaGnose avant l'arrive de Gunon). Paul Chacornac dduit de ces donnes une conjecture selon laquelle unenseignement oral fut donn Gunon par Nguyen Van Cang, et Andr Prau alla dans le mme sens dans sonarticle Connaissance orientale et recherche occidentale paru dans Jayakarnataka en 1934. Selon Frans Vreede,dans une communication au Colloque de Cerisy-la-Salle, Ren Gunon reut l'initiation d'une personnalit hindoueaffilie une branche rgulire d'un ordre remontant Shankaracharya, donc relevant de l'Advaita Vednta.Cependant, si l'on sait que c'est par l'intermdiaire d'Ivan Aguli qu'il est initi l'sotrisme islamique[31], enrevanche, certains commentateurs de Gunon sont parfois plus prudents propos de l'initiation taoste qu'il auraitreue : par la connaissance directe du Taosme[32], faut-il entendre la simple frquentation de Matgioi[33] ou quelquechose d'un autre ordre ? Cependant, l'un de ses correspondants, Ren Gunon crivait, propos de la voieextrme-orientale : c'est l'une des voies les plus dures intellectuellement que je connaisse .

    Les milieux maonniques et antimaonniquesLa franc-maonnerie tait en France, au moins depuis les crits de l'abb Augustin Barruel, au cur de polmiquesqui opposaient frocement les milieux dits traditionalistes : ce que Balzac appela l'envers de l'histoirecontemporaine et dont il mentionnait les linaments dans son introduction la trilogie L'Histoire des Treizetouchait la question la plus troublante et la plus trouble de l'expansion moderne [34], et cet envers s'exprimait dans une cacophonie d'vnements contradictoires dont il tait parfois bien difficile de comprendre lestenants et aboutissants.C'est dans ce climat que l'une des plus extraordinaires impostures du XIXesicle prit naissance : l'affaire Lo Taxil.De 1887 1895, Lo Taxil avait t le rdacteur en chef de La France chrtienne, organe du Conseilantimaonnique de France. Un autre adversaire de la maonnerie, Abel Clarin de La Rive avait tout d'abord cru l'authenticit de la mystification taxilienne pour, finalement, avoir t l'instigateur de sa confusion. la suite de quoi il prit la direction de La France chrtienne. partir de 1901, il voulut ouvrir ses colonnes l'aspect traditionnel de la maonnerie, faisant appel pour cela au prsident de la Grande Loge de France, Ch.-M.Limousin ; celui-ci en profitera pour dnoncer l'occultisme de Papus[35]. La France chrtienne accorda un vif intrtaux crits de Gunon, allant jusqu' publier une mise au point sur le Dala-Lama[36].De l'poque taxilienne, Clarin de la Rive avait runi une importante documentation qu'il communiqua Gunon, etcelui-ci s'en servit non seulement pour dterminer qui agissait dans l'entourage de Taxil, mais aussi pour dnoncer,beaucoup plus tard, les origines suspectes des milieux qui prirent position, dans l'entre-deux guerres, pour la dfense de l'Occident et contre le complot judo-maonnique .Au vu des documents de Clarin de La Rive, Gunon retira la conviction qu'il existait des groupes qui s'efforaient dejeter le discrdit sur tout ce qui pouvait subsister d'organisations traditionnelles, de nature religieuse ou initiatique.

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    Pour Ren Gunon, il convenait que la maonnerie recouvrt sa vritable vocation, aussi bien contre lesmystifications des adversaires qu'envers les maons eux-mmes . destination des premiers il crivit dans La France chrtienne devenue La France antimaonnique ; pour s'occuperdes seconds, quoique vinc de la Loge Humanidad, il trouva confirmation la Loge Thbah, no347 (il quittera cetteloge en 1913 ou en 1914). Il participe alors, parfois sous couvert de pseudonymes[37] dans des publicationsmaonnique et antimaonnique, se mlant ainsi des milieux opposs la fois pour raffirmer le caractre initiatiquede la maonnerie et pour se tenir au mieux inform de certaines campagnes antitraditionnelles particulirementnigmatiques.C'est au domicile de Clarin de La Rive que Gunon fit la connaissance du catholique anti-maon Olivier de Fremond(1854-1940) qui reconnut chez Gunon un parfait esprit catholique mais qui ne parviendra pas apprhendersereinement la relation de Ren Gunon avec l'islam.

    Amitis catholiquesEn 1912, peu aprs son rattachement l'sotrisme islamique, Ren Gunon se marie avec Berthe Loury, qu'il avaitconnue chez le chanoine Gombault. C'est cette poque galement que, dans La France antimaonnique, RenGunon reut une aide nigmatique de la part d'une signature anonyme ( un gnostique qui n'est pas vque ) quipermit de dvoiler les accointances plus que compromettantes de certains occultistes. Certains auteurs, dont DavidGattegno, pensent qu'il s'agissait de Pierre Germain, que Ren Gunon connaissait depuis longtemps. l'automne 1914, en compagnie de Pierre Germain donc, Ren Gunon s'inscrivait au cours de Philosophie desSciences du professeur Milhaud, en Sorbonne. Il propose un mmoire sur la Mtaphysique dans lequel il dfiaittoutes les inclinations au modernisme des professeurs de philosophie et de leurs tudiants. En 1925, il proposera laversion dfinitive de cette confrence, encore la Sorbonne : La Mtaphysique orientale .Une jeune tudiante de 19 ans, Nolle Maurice-Denis Boulet, fut grandement impressionne par l'expos de Gunon.Elle avait elle-mme fait un peu de remous en proposant sans vergogne les principes de la cosmologie thomistedans un mmoire contre le Mcanisme . Elle s'approcha ainsi de Ren Gunon et de Pierre Germain, et finit par selier d'amiti avec eux. En outre, dans la foule de ces rencontres, certains jeudis parisiens furent consacrs des runions mta-philosophiques avec des camarades de l'Institut catholique. Nolle Maurice-Denis Boulet entrepritde prsenter Gunon au cercle no-thomiste de l'Institut catholique dont le doyen, le pre mile Peillaube, avaitfond La Revue de philosophie. partir de 1919, Ren Gunon y donnera des comptes rendus et quelquesarticles : Le thosophisme , La question des mahatmas , ou encore Thosophisme et franc-maonnerie ,seules collaborations qu'il accordera, jusqu'en 1923.C'est cette poque que Ren Gunon entretint une longue correspondance avec Nolle Maurice-Denis Boulet danslaquelle, patiemment et point par point, il exposa les imperfections inhrentes selon lui la scholastique et authomisme, doctrines qui, par leurs limitations la seule ontologie s'interdisaient les conceptions vritablementillimites de la pure Mtaphysique orientale. Nolle Maurice-Denis Boulet ne put admettre dans sa totalit l'ampleurdes thses gunoniennes (mme si elle reconnut, quelque quarante annes plus tard la clart d'exposition, et unsrieux qu'on ne pouvait qu'admirer ). De mme, ses commentaires propos du Symbolisme de la Croix ,qualifi par elle de livre musulman , ajouts des comportements jugs peu lgants, conduisirent certainsinterprtes de l'uvre de Gunon voir dans cette attitude un rsum de l'incomprhension gnrale de l'exotrisme l'gard de l'uvre gunonienne.[rf.souhaite]

    Ren Gunon, plutt rtif l'enseignement conventionnel [38] choue l'preuve orale de l'agrgation, celle-ci luiayant rserv comme leon un sujet de morale. Au mme moment, il est licenci d'un tablissement parisien danslequel il enseignait la philosophie : le point de vue de Gunon sur des questions religieuses tait totalement oppos celles du directeur. Il projette alors de se consacrer dsormais ses ouvrages en chantier.En parallle, Gunon frquente le cercle des philosophes et thologiens thomistes regroup autour de Jacques Maritain, qui il tentera, vainement, de faire accepter l'ide de la possibilit de l'existence d'un sotrisme

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    chrtien[39]. C'est grce l'intercession de Maritain que le jeune homme trouve publier ses premiers ouvrages :L'Introduction gnrale l'tude des doctrines hindoues et Le Thosophisme, histoire d'une pseudo-religion, en1921[40].

    Premires publications et premires rupturesL'Introduction gnrale l'tude des doctrines hindoues fut propos comme thse l'Universit. Le projet, soumis l'indianiste Sylvain Lvi, avait reu l'accord de principe de ce dernier, mais il se rtracta in fine : dans son rapport,Lvi reproche l'auteur de cette thse d' exclure tous les lments qui ne correspondent pas sa conception(Bouddhisme et Protestantisme) et d'tre tout prt croire la transmission mystique d'une vrit premireapparue au gnie humain ds les premiers ges du monde [41].La parution de L'Introduction... en librairie devait lui permettre en revanche de se faire de nouveaux contacts dansles milieux intellectuels et artistiques parisiens : il fait ainsi la connaissance du peintre cubiste Albert Gleizes (qui luiouvre les portes du salon qu'il tient Paris avec sa femme) ainsi que de l'crivain et diteur Gonzague Truc, quidevient alors son principal conseiller en matire ditoriale[42] .C'est pourtant par l'intermdiaire des catholiques thomistes que Ren Gunon publie, la mme anne, une tudeminutieuse, trs documente[43] et mordante[44] de la Socit thosophique fonde par Hlna Blavatsky en 1875,sous le titre vocateur de : Le Thosophisme, histoire d'une pseudo-religion.Cet ouvrage tait susceptible de plaire aux milieux catholiques conservateurs et cultivs : on y dnonait,notamment, les antcdents rvolutionnaires et anti-chrtiens d'Annie Besant[45], prsidente en exercice de la socitthosophiste[46], ainsi que, plus gnralement, la prtention de l'organisation renverser les religions tablies, etnotamment le christianisme[47]. Mais ces points de convergence circonstanciels ne pouvaient masquer longtemps ledsaccord profond entre la conception gunonienne de la Tradition et le traditionalisme catholique : les relationsavec le cercle Maritain se distendent partir de 1923, tandis que la collaboration de Gunon Regnabit, revueuniverselle du Sacr-Cur , s'interrompt brutalement en 1927, sous la pression de l'Archevch[48]. partir de 1925, Ren Gunon, dont les ouvrages dj publis lui ont attir une certaine notorit[49], publia sesarticles dans la revue : Le Voile d'Isis, qui sous son impulsion perd son orientation occultiste, jusqu' devenir, partirde 1936, les tudes traditionnelles.

    Dpart pour Le Caire : l'sotrisme islamiqueEn 1928, la suite de deux deuils familiaux dont la mort de sa femme, la sant de Gunon se dtriore, et il se plaintde souffrir de maux tranges, dont il dcle l'origine dans des attaques psychiques diriges contre lui[50]. Le 15mars 1930, il se rend cependant en gypte, dans le cadre d'un projet initial de traductions de textes de l'sotrismeislamique, projet qui est brusquement abandonn par son diteur. Il reste au Caire, subsistant dans des conditions trsprcaires, et dclinant les propositions de retour en France provenant de ses amis europens, jusqu' sa rencontreavec le cheik Mohammad Ibrahim, dont il pouse la fille, en 1934[51].Ren Gunon vit au Caire sous le nom qui lui avait t donn lors de son initiation en 1910 l'sotrisme islamique :cheikh Abdel Wahid Yahia, adoptant le costume gyptien traditionnel, parlant arabe et vitant la communautfranaise d'gypte. Il est naturalis gyptien en 1949. Il passe le plus clair de son temps crire dans sa maison[52]

    du faubourg de Dokki, face aux pyramides : ses articles et ses ouvrages, tout d'abord, mais galement unevolumineuse correspondance avec ses lecteurs[53], grce laquelle il suit l'volution des ides en Occident, et qui luipermet de recueillir suffisamment d'informations pour soutenir plusieurs controverses, notamment avec le directeurde la revue Atlantis, Paul Le Cour[54], et surtout avec la revue antijudomaonnique de Monseigneur Jouin : laRevue internationale des socits secrtes, dont Gunon fut l'adversaire le plus actif : 1929 1933, il crit plusieurscomptes-rendus et articles dnonant les tentatives de la RISS pour exhumer et tenter de faire passer pour authentiqueun document dvoilant les prtendus dessous secrets de la Franc-maonnerie (dans la ligne de l'affaire LoTaxil)[55].

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    Ces polmiques n'empchent pas Gunon de poursuivre la rdaction de ses ouvrages, dont l'intrt qu'ils veillentchez Jean Paulhan permet certains d'entre eux d'tre publis aux ditions Gallimard, dans une collection dont lenom, Tradition , renvoie directement au lexique gunonien[56].

    Les prochesAu fil des annes et des publications, un groupe de proches se constitue autour de Ren Gunon. Outre l'iconographechrtien Louis Charbonneau-Lassay et l'diteur Paul Chacornac, dj mentionns, on peut citer le Sri LankaisAnanda K. Coomaraswamy (1877-1947), spcialiste de l'art bouddhique, qui entretient une correspondance rgulireavec Gunon entre 1935 et 1947.On y rencontre galement des Europens islamiss vivant au Caire : l'Anglais Martin Lings (1909-2005), qui yenseigne la littrature anglaise l'Universit, et surtout le diplomate roumain Michel Vlsan (1907-1974), quidevient de 1960 sa mort le directeur des tudes traditionnelles (succdant un autre fidle de la premire heure :Jean Reyor, qui avait connu Gunon alors que ce dernier vivait encore Paris).L'artiste alsacien Frithjof Schuon (1907-1998) a lui aussi vu sa destine bouleverse par la rencontre avec l'uvre deGunon (dcouverte ds 1924, avec Orient et Occident), qui le pousse se rendre en Algrie recevoir l'initiationsoufie du cheikh Ahmed Al-Allawi. Il devient par la suite le moqadem (reprsentant) du cheikh Ahmed al-Allawi quil'a initi, et se voit autoris fonder une nouvelle branche de la tariqa (confrrie) en Europe : c'est vers elle queGunon renvoie une centaine de lecteurs (ainsi que Michel Vlsan) qui entrent ainsi dans la voie soufie[57].Les relations entre Schuon et Gunon se dtriorent la suite d'une controverse d'ordre doctrinal : Schuon estime eneffet (et il l'crit dans les tudes traditionnelles) que les sacrements chrtiens peuvent tre considrs comme dessacrements initiatiques. Gunon crit en rponse plusieurs articles sur l'initiation, dont une partie est recueillie envolume en 1946 sous le titre Aperus sur l'initiation. Un dernier article de Schuon dans les tudes traditionnelles, enjuillet 1948[58], consomme la rupture entre les deux hommes[59]. Michel Vlsan restant fidle Gunon, la tariqaeuropenne se divise alors en deux branches.Il faut enfin citer le penseur italien Julius Evola, avec lequel Gunon entretient une correspondance cordiale etpersonnelle, malgr les divergences thoriques qui sparent le chantre de l'action[60] et le dfenseur de lacontemplation[61].

    Mort et survivances de Ren GunonRen Gunon meurt le 7 janvier 1951, aprs avoir prononc le nom d'Allah[62]. Il en est largement rendu comptedans la presse de la communaut francophone du Caire (une cinquantaine d'articles publis), et dans la pressefranaise : il en est fait mention dans Le Figaro, Combat, Rivarol, etc. La Radio nationale commente galementl'vnement[63].Aprs la mort de Gunon, ses fidles poursuivent la publication de son uvre (un peu plus d'une dizaine d'ouvragesposthumes - essentiellement des recueils d'articles et de comptes-rendus - voient le jour) et se consacrent l'exgsedes diffrentes traditions religieuses et initiatiques, au sein des tudes traditionnelles (essentiellement, partir de1959 et sous l'impulsion de Michel Vlsan, l'tude des doctrines sotriques de l'islam[64]) et ailleurs. La revuetrimestrielle Vers la tradition reprend aujourd'hui la suite de cette ligne, et organise des colloques annuels.Les principaux ouvrages de Ren Gunon ont t traduits dans toutes les langues europennes et l'influence de sapense n'a, depuis sa disparition, cess de s'tendre[65].

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    L'uvreGunon est gnralement prsent dans les dictionnaires et encyclopdies comme un philosophe [66].Marie-France James le dfinit comme un rudit franc-maon et sotriste [67].Ds 1911, alors mme quaucun de ses ouvrages majeurs nest encore crit, dans un article publi dans la revue laGnose[68], Ren Gunon cherchera se dsolidariser des diffrentes tendances et des diffrents mouvementscaractrisant son poque. De son point de vue son travail nest ni celui d'un scientifique, ni d'un philosophe, ni d'unsociologue. Son domaine dtude ne concernerait pas plus la morale, que la religion. Il rfute les tiquettesdoccultiste, de mystique ou de spiritualiste. En 1921, dans son Introduction gnrale l'tude des doctrinesHindoues, il prendra toutes les distances envers les orientalistes, prcisant : pour les comprendre [les doctrinesHindoues], il faut pour ainsi dire les tudier du dedans , tandis que les orientalistes se sont toujours borns lesconsidrer du dehors [69].Ces mises au point sur la nature de son travail qu'il estimait aussi exempt de toute recherche d'originalit[70], seront maintes reprises raffirmes dans ses crits ultrieurs[71], jusqu' la fin de sa vie quarante ans plus tard[72].Son proche et premier biographe, Paul Chacornac, reprendra ces affirmations : On ne peut le dfinir []. Il ne futpas un orientaliste[73], bien que ou peut-tre par ce que nul ne connaissait mieux que lui l'Orient ; il ne fut pasun historien des religions, bien que nul ne st mieux que lui mettre en vidence leur fond commun [] ; il ne fut pasun sociologue, bien que nul n'ait analys plus profondment les causes des maux dont souffre la socit moderne[] ; il ne fut pas un pote [] ; il ne fut pas un occultiste [] ; il n'tait surtout pas un philosophe[74], [] [75], etplus rcemment Jean Ursin : Prsenter l'uvre de Ren Gunon est chose impossible : polmiste, thologien,mystique, philosophe, orientaliste [] Chaque qualificatif parat correspondre mais aucun n'est suffisant et lui-mmeles et tous rejets en bloc. [76],.L'uvre de Ren Gunon, telle que la concevait son auteur, ne doit pas tre comprise comme l'expression d'unepense individuelle qui se serait construite au fil des annes et des ouvrages, encore moins comme un systmephilosophique[77], mais comme une exposition des doctrines traditionnelles[78] . Sa mthode le dmarqua desmilieux universitaires et il prfra parler en oriental , dpourvu de ce qu'il appelait les prjugs occidentaux[79].Gunon ne revendiquait cet gard qu'une fonction de transmission de ces doctrines destination exclusive de ceuxqui, selon lui peu nombreux, sont aptes les comprendre et en tirer profit[80]. Cette volont de ne pas se voirattribuer la paternit des ides qu'il exposait allait de pair avec la volont de conserver la plus grande discrtion sursa vie prive qui de toute faon, ajoutait-il, ne peut aider en rien la comprhension de ses ouvrages[81].L'uvre de Ren Gunon peut tre divise en quatre grands axes : Les exposs de principes mtaphysiques (L'Introduction Gnrale l'tude des Doctrines Hindoues, L'homme et

    son Devenir selon le Vdnta, Le Symbolisme de la Croix et Les tats multiples de l'tre, Les Principes du Calculinfinitsimal) ;

    Les tudes sur le symbolisme (notamment les nombreux articles qu'il crivit pour les tudes traditionnelles ,plus tard compils par Michel Vlsan sous le titre Symboles [Fondamentaux] de la Science Sacre ; ou encore LaGrande Triade) ;

    Les tudes relatives l'initiation (L'sotrisme de Dante, Aperus sur l'Initiation, Initiation et Ralisationspirituelle, etc.)

    La critique du monde moderne (Orient et Occident, La Crise du Monde moderne, Autorit spirituelle et Pouvoirtemporel, Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, etc.).

    Le cloisonnement entre ces quatre axes n'est toutefois pas hermtique, Gunon rappelant que la diversit des sujetsque nous traitons dans nos tudes n'empche point l'unit de la conception qui y prside et [que] nous tenons aussi affirmer expressment cette unit qui pourrait ne pas tre aperue de ceux qui envisagent les choses tropsuperficiellement. [82]. Cette unit de la conception tant garantie par le rattachement des diffrents points traitsavec les principes mtaphysiques , qui en constituent la fois le cur et le sommet[83].

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    La mtaphysique

    Quelques prcisions de vocabulaire

    C'est dans l'Introduction gnrale l'tude des doctrines hindoues, ouvrage publi en 1921, que Ren Gunonintroduisit les caractres essentiels de la mtaphysique, au sens qu'il donnait ce mot, dont il affirmait n'attacher quepeu d'importance son origine historique[84], origine qui serait purement fortuite selon lui s'il fallait admettrel'opinion, peu vraisemblable ses yeux, d'aprs laquelle il aurait servi tout d'abord dsigner ce qui venait aprs laphysique dans la collection des uvres d'Aristote. Pour Ren Gunon, le sens le plus naturel de ce mot est celuisuivant lequel il dsigne ce qui est au-del de la physique [85], en entendant par physique comme le faisaienttoujours les anciens [86], l'ensemble de toutes les sciences de la nature, envisag d'une faon tout fait gnrale[87].C'est avec cette interprtation que Ren Gunon pose ce terme de mtaphysique.Dans ces conditions, [...] la mtaphysique, ainsi comprise, est essentiellement la connaissance de l'universel, ou sil'on veut, des principes d'ordre universel, auxquels seuls convient d'ailleurs proprement ce nom de principes . RenGunon prcise cependant ne pas vouloir donner une dfinition prcise de la mtaphysique ce qui estrigoureusement impossible , en raison de cette universalit regarde comme le premier de ces caractres. Ne peuttre dfini que ce qui est limit et la mtaphysique est, dans son essence mme, absolument illimite ce qui,videmment, ne permet pas, crit Ren Gunon, d'en enfermer la notion dans une formule plus ou moins troite : une dfinition serait [...] d'autant plus inexacte qu'on s'efforcerait de la rendre plus prcise. .Ren Gunon utilise, propos de la mtaphysique, le terme de connaissance , qu'il distingue de celui de science : notre intention, en cela, est de marquer la distinction profonde qu'il faut ncessairement tablir entre lamtaphysique d'une part et, d'autre part, les diverses sciences au sens propre de ce mot [...] [88]. Les domainesrespectifs de la mtaphysique et des sciences sont, crit-il, profondment spars, et il en est de mme l'gard de lareligion, cette sparation portant surtout sur les points de vue sous lesquels ces choses sont envisages.

    L'tre et le Non-tre

    Dans Les tats multiples de l'tre, Ren Gunon dveloppe les notions d'Infini (qui est dsign, sous son aspectpotentiel par le terme de Possibilit universelle), de manifestation universelle (sous un aspect personnel : l'tre) et denon-manifestation (le Non-tre). Le terme de Non-tre ne doit pas tre pris dans un sens privatif, comme l'indiced'un manque ou d'une absence, mais au contraire comme signifiant l'au-del de l'tre[89]. En effet, la manifestationuniverselle, c'est--dire la Nature au sens le plus vaste et le plus universel que l'on puisse donner ce terme,correspond l'expression de toutes les possibilits susceptibles d'exister, et notre propre monde n'est que l'une d'entreelles. Mais, ct des possibilits de manifestation, il faut envisager les possibilits de non-manifestation[90], et sil'on demandait cependant pourquoi toute possibilit ne doit pas se manifester, c'est--dire pourquoi il y a la fois despossibilits de manifestation et de non-manifestation, il suffirait de rpondre que le domaine de la manifestation,tant limit par l mme qu'il est un ensemble de mondes ou d'tats conditionns [...], ne saurait puiser la Possibilituniverselle dans sa totalit : il laisse en dehors de lui tout l'inconditionn, c'est--dire prcisment ce qui,mtaphysiquement, importe le plus[91]. Le Non-tre reprsente donc l'ensemble des possibilits de non-manifestation, avec les possibilits demanifestation elles-mmes en tant qu'elles sont l'tat non-manifest ; et l'tre lui-mme s'y trouve inclus, car, nepouvant appartenir la manifestation, puisqu'il en est le principe, il est lui-mme non-manifest[92]. Gunon prendcomme mtaphore les rapports du silence et de la parole pour illustrer son propos :

    Comme le Non-tre, ou le non-manifest, comprend ou enveloppe l'tre, ou le principe de la manifestation, le silence comporte en lui-mme le principe de la parole ; en d'autres termes, de mme que l'Unit (l'tre) n'est que le Zro mtaphysique (le Non-tre) affirm, la parole n'est que le silence exprim ; mais, inversement, le Zro mtaphysique, tout en tant l'Unit non-affirme, est aussi quelque chose de plus (et mme infiniment plus), et de mme le silence, qui en est un aspect au sens que nous venons de prciser, n'est pas seulement la parole non-exprime, car il faut y laisser subsister en outre ce qui est inexprimable, c'est--dire non susceptible

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    de manifestation... Les tats multiples de l'tre, p.29)

    Connaissance et ralisation

    Le but ultime de la connaissance mtaphysique n'est donc rien de moindre que la ralisation de cet au-del de l'tre, l'tat absolument inconditionn, affranchi de toute limitation , que les doctrines hindoues appellent la Dlivrance[93] . Il s'agit bien d'une ralisation effective, et non pas seulement thorique, puisque toute connaissancevritable implique une identification du sujet avec l'objet, ou, si l'on prfre considrer le rapport en sens inverse,une assimilation de l'objet par le sujet[94]. En l'occurrence, cette connaissance ne peut s'acqurir par le biais de la raison, facult purement humaine etindividuelle qui, n'tant qu'une connaissance par reflet , ne peut servir que de prparation thorique (maisindispensable) la comprhension des doctrines traditionnelles dont la connaissance effective ne peut tre raliseque par le moyen de l'intuition intellectuelle pure , que Gunon appelle aussi l'intellect transcendant : aucontraire des facults rationnelles de l'homme, cet au-del de la raison est vritablement non-humain , il n'estplus une facult individuelle mais est vritablement d'ordre universel[95] .

    Tradition et transmission

    L'Initiation

    L'accession cet intellect transcendant , qui seul permet la ralisation spirituelle, est conditionne au rattachementdu postulant une ligne initiatique traditionnelle : celles-ci sont en effet les dpositaires d'une influence spirituelle qu'elles transmettent l'initi (ce qui constitue la transmission initiatique proprement dite[96], qui est comparable celle qui est mise en uvre dans certains rites religieux, par exemple celui de l'ordination des prtres dans la religioncatholique[97]). En l'absence d'une telle transmission, il est impossible d'arriver s'affanchir jamais des entraves etdes limitations du monde profane[98]. En effet,

    [...] les aptitudes ou possibilits incluses dans la nature individuelle ne sont tout d'abord, en elles-mmes,qu'une matiera prima, c'est--dire une pure potentialit, o il n'est rien de dvelopp ou de diffrenci ; c'estalors l'tat chaotique et tnbreux, que le symbolisme initiatique fait prcisment correspondre au mondeprofane, et dans lequel se trouve l'tre qui n'est pas encore parvenu la seconde naissance. Pour que ce chaospuisse commencer prendre forme et s'organiser, il faut qu'une vibration initiale lui soit communique parles puissances spirituelles, que la Gense hbraque dsigne comme les Elohim ; cette vibration, c'est le FiatLux qui illumine le chaos, et qui est le point de dpart ncessaire de tous les dveloppements ultrieurs ; et, aupoint de vue initiatique, cette illumination est prcisment constitue par la transmission de l'influencespirituelle [...] (Aperus sur l'initiation, pp.3334)

    Il faut donc au postulant tre rattach une organisation authentiquement initiatique et vritablement dtentrice del'influence spirituelle, ce qui exclut immdiatement toutes les formations pseudo-initiatiques, si nombreuses notrepoque[99] (par exemple, la multitude de groupements, d'origine toute rcente, qui s'intitulent rosicruciens ,sans avoir jamais eu le moindre contact avec les Rose-Croix, bien entendu, ft-ce par quelque voie indirecte etdtourne .) Une telle organisation ne peut tre constitue par la simple volont de quelques individus : pour trevritablement traditionnelle , elle doit en effet, au mme titre que les religions, tre rattache un principesuprieur, non-humain et transcendant[100]. Qui plus est, ce rattachement vertical s'en superpose unautre, horizontal et historique, qui relie l'organisation initiatique aux origines de l'humanit :

    ce quoi s'applique le nom de tradition, c'est ce qui est en somme, dans son fond mme, sinon forcmentdans son expression extrieure, rest tel qu'il tait l'origine ; il s'agit donc bien l de quelque chose qui a ttransmis, pourrait-on dire, d'un tat antrieur de l'humanit son tat prsent. (Aperus sur l'initiation, p.63)

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    De l'initiation virtuelle l'initiation effective

    Si le fait d'tre intgr dans une organisation traditionnelle constitue l'initiation proprement dite, celle-ci n'est audpart que virtuelle : c'est le travail intrieur de l'initi qui doit permettre le dveloppement en acte despossibilits auxquelles l'initiation virtuelle donne accs[101]. Ce travail, effort constant d'assimilation[102] , (quifait de la voie initiatique une voie active , que Gunon oppose au mysticisme, qui serait une voie purement passive[103]. ), et les rsultats qui en dcoulent pour l'initi constituent l'initiation effective : entrer dans lavoie, c'est l'initiation virtuelle ; suivre la voie, c'est l'initiation effective. Le travail initiatique est essentiellementconstitu par la concentration , qui doit tendre vers l'unification de tous les lments de l'tre dans le travailintrieur, ncessaire pour que s'opre la descente de l'influence spirituelle au centre de cet tre[104] . Lamditation sur les symboles et la participation aux rites ont pour fonction de faciliter cette concentration et peuventtre compars un cheval l'aide duquel un homme parviendra plus vite et plus facilement au terme de sonvoyage, mais sans lequel il pourrait aussi y parvenir[105]. Malheureusement, observe Gunon, beaucoup restent sur le seuil , et ne parviennent jamais au moindrecommencement de ralisation spirituelle. Les obstacles qui l'empchent peuvent venir de l'organisation initiatiqueauquel l'individu est rattach, surtout dans les conditions actuelles du monde occidental :

    par suite de la dgnrescence de certaines organisations qui, devenues uniquement spculatives [...] nepeuvent par l mme les [les initis qui y sont rattachs] aider en aucune faon pour le travail opratif, ft-cedans ses stades les plus lmentaires, et ne leur fournissent rien qui puisse mme leur permettre de souponnerl'existence d'une ralisation quelconque. (Aperus sur l'initiation, p.198)

    Mais les obstacles peuvent galement venir de la personne mme de l'initi, qui ne possde pas les qualificationsrequises pour actualiser son initiation : en effet, de mme que dans le domaine des activits profanes , ce qui estpossible l'un ne l'est pas l'autre, et que, par exemple, l'exercice de tel ou tel mtier, exige certaines aptitudesspciales, mentales et corporelles la fois , il faut possder les aptitudes requises pour accder la ralisationinitiatique[106]. Celles-ci peuvent tre variables suivant les organisations initiatiques : chacune d'elles possdant sa technique particulire ,

    [...] elle ne pourra naturellement admettre que ceux qui seront capables de s'y conformer et d'en retirer unbnfice effectif, ce qui suppose, quant aux qualifications, l'application de tout un ensemble de rglesspciales, valables seulement pour l'organisation considre, et n'excluant aucunement, pour ceux qui serontcarts par l, la possibilit de trouver ailleurs une initiation quivalente, pourvu qu'ils possdent lesqualifications gnrales qui sont strictement indispensables dans tous les cas. (Aperus sur l'initiation, p.99)

    Parmi ces qualifications gnrales, la qualification essentielle, celle qui domine toutes les autres, est une questiond' horizon intellectuel plus ou moins tendu[107]. Mais il en existe d'autres, qui ont galement leur importance, etGunon mentionne ce propos la ncessit de ne pas tre atteint par certaines infirmits (par exemple, lebgaiement, ou les dissymtries notables du visage ou des membres[108] ) qui sont le signe extrieur de dfautscorrespondants dans les lments subtils de l'tre[109].

    Le guru, un exemple de matre spirituel authentique selon Ren Gunon

    Pour Ren Gunon le guru est essentiellement le matre par qui le disciple, ou Brahmachri ( tudiant de la Sciencesacre ), se rattache la Tradition. Il reprsente dans la socit hindoue lautorit spirituelle et intellectuelle desBrhmanas. Pour cet auteur l'attachement profond et indfectible qui unit le matre llve dans lInde et danstout lOrient na pas dquivalent dans lOccident moderne. Aussi utilise-t-il dans son uvre le mot de guru comme synonyme de matre spirituel dune faon gnrale dpassant parfois le cadre des doctrines orientales. Leguru, connaissant la nature de lenseignement spirituel quil transmet, va ladapter aux possibilits intellectuelles desdisciples auxquels il est transmis et qui devront faire un constant effort personnel pour lassimiler effectivement.

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    Nature de la transmission

    Cette fonction dinstructeur serait celle dune paternit spirituelle , souligne par le double sens d instructeur etd anctre contenu dans le mot de guru. La mme fonction est tenue, pour Gunon, par le sheikh chez lesarabes, mot dont le sens propre est aussi celui de vieillard . La paternit spirituelle est notamment exprime par lerite dinitiation entre le matre et le disciple souvent nomm symboliquement seconde naissance . Outrelinitiation, la filiation spirituelle ncessite un enseignement direct et oral devant remonter de faon rgulire etcontinue, par la chaine ininterrompue de ses Sages, de ses Gurus jusquau premier maitre de la lignespirituelle. Cette transmission orale est ncessaire car ce qui est transmis est essentiellement quelque chose de vital et non un simple enseignement thorique. Cela tel point que daprs lui dans lInde nul disciple ne peut sasseoiren face du guru, cela afin dviter que laction du prna[110] qui est li au souffle et la voix, en sexerant tropdirectement, ne produise un choc trop violent et qui, par suite, pourrait ntre pas sans danger, psychiquement etmme physiquement [111]. Ren Gunon remarque dans son livre L'Homme et son devenir selon le Vdnta que leguru, par son enseignement, ne transmet pas la Connaissance aux disciples car par nature celle ci est strictementpersonnelle et incommunicable , ce quil enseigne et transmet cest la faon de sveiller cette Connaissance .

    Guru humain et vritable guru

    Pour cette raison Ren Gunon, distingue avec insistance dans ses livres la notion de guru extrieur , humain etcorporel, de celle de vritable guru qui se trouve dans le disciple lui-mme. Le guru extrieur, celui qui est connude tous, ntant l que pour permettre au disciple de trouver au plus profond de son cur le maitre intrieur qui seulle mnera la connaissance relle [112]. Ce guru intrieur est en fait Paramashiva identique au Soi (Atman).Dans un article ddi au sujet, Sur le rle du guru, il prcisera : le guru humain nest en ralit quunereprsentation extrieure et comme un substitut du vritable guru intrieur . En fait le guru, dans son rle dematre, ne doit pas tre apprhend comme un individu, mais comme symbolisant la Tradition elle-mme ... ce quiconstitue bien exactement ce rle de transmetteur . Si certains tres exceptionnellement pr-disposs ont puatteindre une ralisation spirituelle effective sans l'intervention d'un guru extrieur, la ncessit du guru intrieur,elle, ne revtirait pas d'exception.

    Guru et upaguru

    Pour Ren Gunon le mot upaguru dsigne, dans la tradition hindoue, tout tre, toute chose ou mmecirconstance dont la rencontre, l'avnement, peut tre l'occasion pour l'lve d'un certain dveloppement spirituel.L'tre, si c'est le cas, qui se trouve dans cette situation d'upaguru n'a pas l'obligation d'tre conscient de son rled'veilleur, et les upagurus peuvent tre multiples au cours d'un mme processus spirituel. Leur action estessentiellement transitoire et occasionnel, les mmes faits ne provoquant pas les mmes rsultats selon le disciple etle moment. Cette remarque laissant comprendre que la cause du progrs spirituel n'est pas l'upaguru lui-mme maisla prdisposition de l'individu concern et l'usage que saura en faire son guru s'il est un vrai matre spirituel. Danscette mesure les upagurus sont donc des auxiliaires involontaires ou des prolongements [113] du guru. Savoirprofiter de ces circonstances, les amplifier ou mme les provoquer, selon la nature et l'aptitude du disciple, est un desrles de l'instructeur spirituel.Comme le guru humain et extrieur, mais un moindre degr, les upagurus expriment d'une faon transitoire laralit ultime du Soi (Atman) et donc du guru intrieur . Ils seraient les moyens utiliss par celui-ci pourcommuniquer avec le disciple qui n'est pas encore capable de voir en lui-mme le guide ultime. Ren Gunon illustrel'action des upagurus par l'exemple du vieillard, du malade, du cadavre et du moine rencontrs successivement par lefutur Bouddha et qui vont permettre son veil. Les dvas cachs derrire ces personnages ntant ici que desaspects du Guru intrieur .

  • Ren Gunon 14

    Une transmission authentique

    Un enseignement identique pour tous les disciples, ou encore un enseignement uniquement thorique et livresque,sont des critres invalidant la transmission du guru au disciple. Cest l une des critiques rcurrentes que fait RenGunon aux enseignements occidentaux modernes. Prcisant par exemple dans son ouvrage Aperus sur linitiation au chapitre De la transmission initiatique : dans la tradition hindoue le mantra qui a t appris autrement quede la bouche dun guru autoris est sans aucun effet .Remarquant qu' notre poque le simple rattachement initiatique est beaucoup plus frquent que la rencontre d'unauthentique guru permettant daccder une ralisation spirituelle effective, Ren Gunon prcise les critrespermettant de distinguer un vritable instructeur. Ce travail tant rendu ncessaire, d'aprs lui, car l'poque moderneplus que toute autre voit fleurir un nombre toujours plus grand de faux gurus. Auto-illusionns, manipuls oucharlatans plus ou moins malveillants, les individus sans qualification usurpant ce titre seraient gnralementefficaces car possdant des facults psychiques trs puissantes et plus ou moins anormales, ce qui videmment neprouve rien au point de vue du dveloppement spirituel et est mme dordinaire un indice plutt dfavorable cetgard . Quiconque se prsente comme un instructeur spirituel sans se rattacher une forme traditionnelle dtermine

    ou sans se conformer aux rgles tablies par celles-ci ne peut pas avoir vritablement la qualit quil sattribue .Valable pour le guru cette obligation l'est aussi pour le disciple : un matre spirituel prtendant enseigner unprofane non engag dans la forme traditionnelle qu'il reprsente se disqualifierait par le fait. Par exemple un guruhindou ne peut tre efficace dans ses rsultats que s'il respecte sans rserve les obligations et les rites de sa religion et s'il enseigne un disciple lui-mme intimement engag de la mme faon. Un guru sans son cadrereligieux strict ne pourrait ainsi tre qu'un imposteur et un disciple qui ne vnrerait pas avec rigueur le(s) dieu(x)de la forme traditionnelle considre serait dup. Ren Gunon relve que cette caractristique permet dereconnaitre facilement la plupart des faux gurus, liminant aussi ceux se rattachant des pseudo-initiations rcentes, ou des formes traditionnelles aujourd'hui teintes. Les guides spirituels qui fuyant le caractrepompeux de certaines crmonies dnigrent aussi toute forme de rituel, pourtant ncessaire la transmission desinfluences spirituelles, sont dnoncs dans un article intitul Rites et crmonies .

    Les faux gurus ont gnralement, en commun ... lhabitude de manifester leurs pouvoirs psychiques toutpropos et sans aucune raison valable . Ils ont aussi la prtention de vouloir dvelopper, pour quelques raisonsque ce soit, ces pouvoirs psychiques chez leurs disciples [114]. Il en serait de mme pour les prtendus pouvoirs magiques[115].

    Petits mystres et grands mystres

    La voie initiatique telle que la dcrit Gunon peut se diviser en deux grandes tapes, qui sont parfois considres,selon lui tort, comme deux types d'initiation diffrents : l'initiation royale et l'initiation sacerdotale , encoreappels, par rfrence aux doctrines antiques, les Petits mystres et les Grands mystres[116] . En ralit,explique Gunon, ces deux voies sont complmentaires, la premire tant subordonne la seconde.Les Petits mystres, auxquels appartiennent les sciences traditionnelles (par exemple, l'alchimie ou l'astrologie)ont pour but de rtablir l'individu dans l'tat primordial , l'tat qui tait celui de l'humanit aux origines et queGunon, s'appuyant sur l'uvre de Dante, rapproche du Paradis terrestre[117] . Celui qui a atteint ce stade atteintainsi la plnitude de l'tat humain[118] , qui est en mme temps le centre de cet tat[119].Ce n'est qu'une fois parvenu ce centre qu'il peut communiquer directement avec les tats suprieurs de l'tre[120] et accder ainsi aux tats supra-individuels qui, seuls, ont pour domaine la connaissance mtaphysique pure[121] et peuvent tre vritablement qualifis de spirituels . la fin de son cheminement, l'initi, libr de toutes lescontingences, ralise ce que l'sotrisme islamique nomme l'Identit Suprme , qui pour Dante est le Paradiscleste , et qu'il devient ainsi l'Homme Universel[122] .

  • Ren Gunon 15

    sotrisme et exotrisme

    L'corce et le noyau

    Reprenant la distinction qui existait, dans certaines coles philosophiques de la Grce antique, sinon dans toutes[...] entre deux aspects d'une mme doctrine, l'un plus extrieur et l'autre plus intrieur[123] , Gunon dfinit lesdomaines respectifs de l'exotrisme et de l'sotrisme : le premier, accessible au plus grand nombre, constitue,d'aprs une mtaphore utilise par Ibn Arabi, l' corce de la doctrine, tandis que le second en est le noyau et estrserv une lite , seule apte en tirer vritablement profit[124].Cette distinction entre sotrisme et exotrisme, si elle se rencontre dans la plupart des traditions orthodoxes, n'estpas pour autant universelle : les doctrines hindoues, par exemple les Upanishads, ne connaissent pas cette distinction,celles-ci tant purement mtaphysiques (et donc sotriques) sans que l'on puisse y dceler quoi que ce soit quitiendrait lieu d'exotrisme[125]. En revanche, la tradition islamique est peut-tre celle o est marque le plusnettement la distinction de [...] l'exotrisme et de l'sotrisme[126] , la voie exotrique, commune tous , tantfigure par la shariyah, tandis que la vrit intrieure, rserve l'lite (les mutaawwuf, que l'on dsignegnralement, tort selon Gunon, sous le nom de soufis [127]), est appele haqqah. Cet sotrisme n'est pointquelque chose de surajout la doctrine islamique, quelque chose qui serait venu s'y adjoindre aprs coup et dudehors , mais en est au contraire une partie essentielle puisque, sans lui, elle serait manifestement incomplte, etmme incomplte par en haut, c'est--dire quant son principe mme[128] .Ce cur de la doctrine est en mme temps ce qui est commun toutes les traditions spirituelles authentiques, lefond qui demeure toujours rigoureusement identique lui-mme[129] , alors que l'exotrisme, qui constitue la forme dans [laquelle] cette doctrine est en quelque sorte incorpore , est susceptible d'adaptations diverses suivant leslieux et les poques, donnant ceux qui se tiennent la surface des choses l'impression de se trouver face destraditions diffrentes, voire antagonistes[130]

    L'sotrisme, en tant qu'il constitue le fond de vrit commun toutes les traditions spirituelles authentiques del'humanit, est donc hirarchiquement suprieur l'exotrisme. Il ne s'ensuit pourtant pas que l'initi, qui a accs audomaine sotrique d'une tradition donne, puisse se dispenser de la pratique de l'exotrisme correspondant, neserait-ce que parce que le plus doit forcment comprendre le moins [131] et que c'est par l'exotrisme quel'on accde l'sotrisme :

    [...] l o l'exotrisme et l'sotrisme sont lis directement dans la constitution d'une forme traditionnelle, defaon n'tre en quelque sorte que comme les deux faces extrieure et intrieure d'une seule et mme chose, ilest immdiatement comprhensible pour chacun qu'il faut d'abord adhrer l'extrieur pour pouvoir ensuitepntrer l'intrieur, et qu'il ne saurait y avoir d'autre voie que celle-l. (Initiation et ralisation spirituelle,p.73)

    Catholicisme et franc-maonnerie

    En Occident, l'exotrisme a revtu une forme religieuse : celle du christianisme, et plus prcisment du catholicisme,qui d'aprs Gunon est la seule organisation exotrique authentiquement traditionnelle, l'exclusion donc duprotestantisme[132]. Nanmoins, les reprsentants de la tradition catholique lui semblent avoir perdu de vue sasignification profonde :

    il est assez douteux que le sens profond en soit encore compris effectivement, mme par une lite peunombreuse, dont l'existence se manifesterait sans doute par une action ou plutt par une influence que, en fait,nous ne constatons nulle part. (La Crise du monde moderne, p.115)

    Qui plus est, l'Occident a depuis longtemps rompu avec l'organisation sociale traditionnelle dont la religioncatholique tait la cl de vote :

    La date prcise de cette rupture est marque dans l'histoire extrieure de l'Europe, par la conclusion des traits de Westphalie, qui mirent fin ce qui subsistait encore de la Chrtient mdivale pour y substituer

  • Ren Gunon 16

    une organisation purement politique , au sens moderne et profane de ce mot. (Aperus sur l'initiation,p.243, note 3)

    cet affaiblissement de l'esprit traditionnel dans le catholicisme, o il n'est plus conserv qu' l'tat latent[133] correspond la disparition quasi totale des organisations authentiquement initiatiques en Occident, avec d'une part, ladestruction de l'Ordre du Temple, et d'autre part le dpart pour l'Orient des vritables Rose-Croix[134]. Ceux-citaient en ralit les initis l'sotrisme chrtien qui, d'accord avec les initis l'sotrisme islamique [s'taientrorganiss] pour maintenir, dans la mesure du possible, le lien qui avait t rompu par cette destruction[135]. Sil'on excepte quelques groupes trs restreints et trs ferms qui peuvent subsister encore, l'occidental moderne quivoudrait accder l'initiation, si toutefois il ne se tourne pas vers les traditions orientales, n'a pas d'autre choix qued'accder la seule organisation initiatique encore en activit en Occident : la franc-maonnerie.

    L'querre et le compas, symbolesmaonniques tudis par Ren Gunon dans

    La Grande Triade

    Celle-ci est nanmoins considre par Gunon comme tant une dgnrescence[136] de la Franc-maonnerie originelle, qui n'tait passeulement spculative , mais galement oprative. Gunon contesteen effet l'opinion selon laquelle les Maons opratifs taientexclusivement des hommes de mtier , qui peu peu acceptrent parmi eux, titre honorifique en quelque sorte, des personnes trangres l'art de btir[137], ce qui aurait marqu le passage d'une Maonnerieoprative une Maonnerie spculative. Loin d'tre un progrs,explique-t-il, il s'agit d'un amoindrissement qui consiste dans langligence et l'oubli de tout ce qui est ralisation , car c'est l ce qui estvritablement opratif , pour ne plus laisser subsister qu'une vuepurement thorique de l'initiation[138].

    Les consquences de cet amoindrissement sont l'impossibilit pour l'initide passer de l'initiation virtuelle l'initiation effective :

    [...] la transmission initiatique subsiste bien toujours, puisque la chane traditionnelle n'a pas tinterrompue ; mais, au lieu de la possibilit d'une initiation effective toutes les fois que quelque dfautindividuel ne vient pas y faire obstacle, on n'a plus qu'une initiation virtuelle, et condamne demeurer tellepar la force mme des choses, puisque la limitation spculative signifie proprement que ce stade ne peutplus tre dpass, tout ce qui va plus loin tant de l'ordre opratif par dfinition mme. Cela ne veut pasdire, bien entendu, que les rites n'aient plus d'effet en pareil cas, car ils demeurent toujours, et mme si ceuxqui les accomplissent n'en sont plus conscients, le vhicule de l'influence spirituelle ; mais cet effet est pourainsi dire diffr quant son dveloppement en acte , et il n'est que comme un germe auquel manquentles conditions ncessaires son closion, ces conditions rsidant dans le travail opratif par lequel seull'initiation peut tre rendue effective. (Aperus sur l'initiation, p.95196)

    Cette dgnrescence n'est toutefois pas inluctable, puisque la nature essentielle de l'organisation reste la mmetant que la continuit de la transmission initiatique est assure : une restauration est toujours possible, cetterestauration devant alors ncessairement tre conue comme un retour l'tat opratif [139].

    Le Pseudo-sotrisme contemporain

    Quoi qu'il en soit de l'tat actuel de la franc-maonnerie, Gunon refuse de la mettre sur le mme plan que les organisations pseudo-initiatiques qui, n'tant rattaches aucune chane authentique, ne sont pas mme aptes transmettre une initiation virtuelle[140] : il en est ainsi des divers courants occultistes, de la thosophie anglo-saxonne contemporaine ou encore de tous les mouvements qui prtendent se rattacher au courant rosicrucien : le point commun entre toutes ces organisations est qu'elles ne bnficient d'aucun rattachement rel une tradition spirituelle rgulire[141] et qu'elles ont une tendance marque au syncrtisme , c'est--dire juxtaposer de l'extrieur des notions fragmentaires empruntes diffrentes formes traditionnelles, et gnralement mal

  • Ren Gunon 17

    comprises et plus ou moins dformes[142] [...] mles des conceptions appartenant la philosophie et la scienceprofane[143] .Ren Gunon, qui utilise aussi dans ses exposs des exemples tirs de diffrentes traditions (Hindouisme, Islam etTaosme principalement) tenait bien marquer la diffrence fondamentale qui existe entre la synthse laquelleil se livrait, et le syncrtisme qu'il attribuait aux organisations pseudo-initiatiques :

    Tout ce qui est rellement inspir de la connaissance traditionnelle procde toujours de l'intrieur et non de l'extrieur ; quiconque a conscience de l'unit essentielle de toutes les traditions peut, pour exposer etinterprter la doctrine, faire appel, suivant les cas, des moyens d'expression provenant de formestraditionnelles diverses, s'il estime qu'il y a l avantage ; mais il n'y aura jamais l rien qui puisse tre assimilde prs ou de loin un syncrtisme quelconque... (Aperus sur l'initiation, p.47)

    Qui plus est, selon Gunon, ces organisations se proposent gnralement de dvelopper des pouvoirs psychiques latents chez l'homme ordinaire. Or, ces pouvoirs (dont la ralit n'est pas nie), en tant qu'ils appartiennent audomaine psychique , restent par l-mme individuels, et n'ont rien voir avec la vritable spiritualit, qui dans sonessence est supra-individuelle. Qui plus est, la recherche de ces pouvoirs n'est pas sans prsenter des dangers detoutes sortes :

    [...] soit quant aux troubles psychiques et mme physiologiques qui sont l'accompagnement habituel de cessortes de choses, soit quant aux consquences plus loignes, encore plus graves, d'un dveloppementdsordonn de possibilits infrieures qui [...] va directement au rebours de la spiritualit. (Aperus surl'initiation, p.149)

    Gunon est revenu plusieurs reprises sur l'expansion de ces thories diverses qui ont vu le jour depuis moins d'unsicle, et que l'on peut dsigner, d'une faon gnrale, sous le nom de no-spiritualisme [144] , en lesquelles ilvoyait un symptme inquitant de la crise du monde moderne .

    Le symbolismeS'il est aujourd'hui admis en Occident que le symbole est bien plus qu'un simple code, un sens artificiellement donn,et qu' il dtient un essentiel et spontan pouvoir de retentissement [145], pour Ren Gunon ce retentissement dpasse immensment le domaine psychique : le symbolisme est la langue Mtaphysique par excellence [146],capable de mettre en relation tous les degrs de la manifestation universelle, ainsi que toutes les composantes del'tre, et le symbolisme est le moyen dont dispose l'homme pour assentir des ordres de ralit qui chappent,par leur nature mme, toute description par le langage ordinaire. Cette comprhension de la nature profonde dusymbolisme, Ren Gunon dit que l'Orient, par son lite intellectuelle, ne l'a jamais perdue[147], qu'elle est inhrente la transmission initiatique qui, selon lui, donne les vritables cls l'homme pour lui permettre de pntrer le sensprofond des symboles : de ce point de vue, la mditation sur des symboles (visuels ou sonores, yantras, mantras oudhikr, rptition des Noms Divins) fait partie intgrante de l'initiation et du processus de ralisation spirituelle[148].

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    Symbolisme et analogie

    Le Labarum, un symbole fond sur la figure duchrisme

    Pour Ren Gunon l'art est avant toute chose connaissance etcomprhension, plutt qu'affaire de sensibilit[149]. De mme, lesymbolisme possde une indfinit conceptuelle qui n'est pointexclusive d'une rigueur toute mathmatique [150] : le symbolisme estavant tout une science, et il est fond, de la faon la plus gnrale sur les correspondances qui existent entre les diffrents ordres de ralit[151]. Et, en particulier, l'analogie elle-mme, entendue suivant laformule hermtique du rapport de ce qui est en bas avec ce qui est enhaut , est susceptible d'tre symbolise : il existe des symboles del'analogie (mais tout symbole n'est pas ncessairement l'expressiond'une analogie, car il y a des correspondances qui ne sont pasanalogiques). Le rapport analogique implique essentiellement laconsidration du sens inverse de ses deux termes , et les symbolesde l'analogie, qui sont gnralement construits sur la considrationprimitive de la roue six rayons, appele chrisme dans l'iconographie chrtienne, inscrivent clairement, selon RenGunon, la considration de ce sens inverse : dans le symbole du sceau de Salomon les deux triangles oppossreprsentent deux ternaires dont l'un est comme le reflet ou l'image inverse de l'autre [152] et c'est en cela que cesymbole est une figuration exacte de l'analogie [153]. Cette considration du sens inverse permet Ren Gunonde proposer une explication certaines figurations artistiques, telle celle rapporte par Ananda Coomaraswamy dansson tude The inverted tree : certaines images de l' Arbre du Monde , un symbole de la Manifestation universelle,le reprsentent avec les racines en haut et les branches en bas : les positions correspondantes de l'arbre correspondent deux points de vue complmentaires suivant lesquels on peut se placer : celui de la manifestation ou celui duPrincipe. Cette considration du sens inverse est l'un des lments de cette science du symbolisme laquellese rfre Ren Gunon, et elle est utilise par lui en de nombreuses occasions. Ainsi, dans son ouvrage La GrandeTriade, consacr principalement l'explication de certains symboles de la tradition extrme-orientale, les symbolesgnraux du Ciel et de la Terre sont mis en relation, du point de vue du dveloppement cyclique, avec lasphre et le cube, avec pour point de rencontre la ligne d'horizon , car c'est leur priphrie, ou leurs confinsles plus loigns, c'est--dire l'horizon, que le Ciel et la Terre se joignent suivant les apparences sensibles [154] ; laconsidration du sens inverse apparat ici dans la ralit symbolise par ces apparences car, suivant cette ralit,ils s'unissent au contraire par le centre [155]. De l vient, selon Ren Gunon, l'explication du symbolisme de la face ventrale que le Ciel prsente au Cosmos , et la Terre prsente une face dorsale . Ce symbolisme expliqueainsi la forme des monnaies chinoises, qui sont perces en leur centre par un carr. De mme, parmi les symboles del'Anima Mundi, l'un des plus usuels est le serpent, qui est souvent figur sous la forme circulaire de l'Ouroboros : cette forme convient en effet au principe animique en tant qu'il est du ct de l'essence par rapport au mondecorporel ; mais [...] il est au contraire du ct de la substance par rapport au monde spirituel, de sorte que, suivant lepoint de vue o on l'envisage, il peut prendre les attributs de l'essence ou ceux de la substance, ce qui lui donne pourainsi dire l'apparence d'une double nature [156].

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    Le serpent circulaire de l'Ouroboros est unsymbole de l'Anima Mundi. On remarquera les

    deux couleurs associes aux faces dorsale etventrale du serpent. Dessin sign TheodorosPelecanos, dat de 1478, en provenance d'un

    trait d'alchimie intitul Synosius.

    Symbolisme et unit des formes traditionnelles

    L'importance du symbolisme dans les ouvrages de Ren Gunonprovient de ce que le symbolisme tant, selon ses propres mots, la langue mtaphysique par excellence , il est peut tre utilis pourmettre en relation des concepts ayant des formulations distinctes dansdes traditions diffrentes. Le symbolisme est ainsi utilis par RenGunon dans La Grande Triade pour relier l' opration duSaint-Esprit , dans la gnration du Christ, l'activit non-agissante de Purusha ou du Ciel , et Prakriti la Substance Universelle et la Vierge, le Christ devenant ainsi identique, selon ce symbolisme l'Homme Universel . Son livre Le Symbolisme de la Croix metgalement en relation le symbole de la Croix avec les donnes del'sotrisme islamique.

    Symbolisme et tradition primordiale

    En Orient, crivait Ren Gunon, le symbolisme est avant tout uneconnaissance. Il consacre donc un nombre important d'articles une exposition traditionnelle des symboles. Laplupart de ces articles ont t runis par Michel Vlsan dans l'ouvrage posthume Symboles Fondamentaux de laScience Sacre , qui propose, en une synthse remarquable, des cls permettant d'interprter un nombreconsidrable de symboles, en particulier prhistoriques : les symboles du Centre du Monde, les btyles, les symbolesaxiaux, du cur, de la manifestation cyclique etc. Pour Ren Gunon, l'existence de symboles identiques diffrentes formes traditionnelles, loignes dans le temps ou l'espace, serait un indice sur une origine historiqueremontant la tradition primordiale .

    Symboles, mythes et rites

    Dans les Aperus sur l'initiation, Ren Gunon propose d'autre part des relations entre le rite et le symbole quisont, l'un et l'autre, des lments essentiels de toute initiation [157].La distinction qu'on a voulu parfois tablir entre mythes et symboles serait infonde en ralit. Les deux sontessentiellement fonds sur les rapports, analogiques ou autres, entre une ide qu'il s'agit d'exprimer et sareprsentation, qu'elle soit graphique, sonore ou autre : une ralit d'un certain ordre peut tre reprsente par uneralit d'un autre ordre, et celle-ci est alors un symbole de celle-l [158]. Cela le conduit prciser la signification dumot mythes : en grec ancien, muthos, mythe vient de la racine mu et celle-ci reprsente la bouche ferme, etdonc le silence ; muein veut dire fermer la bouche, se taire, et, par extension, fermer les yeux. De l'infinitif mueindrive mu, puis mua, mue et mull, murmurer ; or mue signifiait galement initier aux mystres , et ce derniermot provenait aussi galement de la mme racine. Selon Ren Gunon, cette ide de silence doit tre rapporteaux choses qui, en raison de leur nature mme, sont inexprimables en langage ordinaire ; et c'est l, toujours selonlui, que se retrouve cette ide essentielle du symbolisme : faire assentir ce qui est inexprimable, ce qui serait prcisment la destination premire des mythes [159].

  • Ren Gunon 20

    Les tentatives de subversion de la tradition dans le monde moderne

    Lois gnrales du dveloppement cyclique

    Ren Gunon expose, dans plusieurs de ses ouvrages et articles, ce qu'il appelle la dgnrescence spirituelle del'Occident , et il en propose une explication d'une part en la situant dans un processus cyclique gnral et naturel d'loignement des principes propre au droulement du manvantara, lequel s'applique l'ensemble du mondehumain sans distinction, et d'autre part l'intervention spcifique d'influences, dont il prcise la nature, destines favoriser une action de dissolution dans ce mme milieu humain et qui, pour des raisons historiquescirconstancielles se manifestrent d'abord en Occident durant les deux derniers cycles du prsent manvantara. (Lacrise du monde moderne, Orient et Occident, Autorit spirituelle et pouvoir temporel, Le rgne de la quantit et lessignes des temps, Initiation et contre-initiation, Les contrefaons de l'ide traditionnelle, Le Sanglier et L'Ourseetc.).C'est dans Autorit spirituelle et pouvoir temporel qu'il introduit les fonctions du sacerdoce et de la royaut , etles pouvoirs respectifs que ces deux fonctions impliquent, relis par lui d'une faon gnrale respectivement laconnaissance et l'action . Ces deux pouvoirs apparaissent parfois en opposition peu prs chez tous lespeuples car cette opposition correspond une loi gnrale de l'histoire humaine, se rattachant d'ailleurs toutl'ensemble de ces lois cycliques auxquelles [...] nous avons fait de frquentes allusions [160]. En particulier, cetteopposition n'est pas propre l'Occident, et elle se serait manifeste par exemple en Inde, notamment dans les cyclesantrieurs au prsent Kali-Yuga, sous la forme de la rvolte des kshatriyas contre les brahmanes et laquelle mitfin Parashu-Rama [161], c'est--dire le sixime avatara de Vishnu, donc une poque antrieure au dbut du prsentKali-Yuga selon la chronologie hindoue, telle qu'elle est exprime, entre autres, dans les puranas.Mais, dans le chapitre La rvolte des Kshatriyas de son livre Autorit spirituelle et pouvoir temporel , RenGunon crit :

    Chez presque tous les peuples, des poques diverses, et de plus en plus frquemment mesure qu'ons'approche de notre temps, les dtenteurs du pouvoir temporel tentrent (..) de se rendre indpendants de touteautorit suprieure, prtendant ne tenir leur propre pouvoir que d'eux-mmes (...)

    Cette rvolte, crit Ren Gunon, se manifeste par une impossibilit de connatre toutes les implications de la puretranscendance, connaissance propre l'autorit spirituelle, et marque en particulier la naissance de tendancesnaturalistes des degrs divers, par l'impossibilit de reconnatre des principes suprieurs aux lois naturelles de lamanifestation[162]. Cela donne naissance une doctrine dvie et une attitude qui, bien que condamnable auregard de la vrit, n'est pas dpourvue encore d'une certaine grandeur [163] et[164] :

    qui pourrait tre caractrise assez exactement par la dsignation de lucifrianisme , qui ne doit pas treconfondu avec le satanisme , bien qu'il y ait sans doute entre l'un et l'autre une certaine connexion : le lucifrianisme est le refus de reconnaissance d'une autorit suprieure ; le satanisme est le renversementdes rapports normaux et de l'ordre hirarchique ; et celui-ci est souvent une consquence de celui-l, commeLucifer est devenu Satan aprs sa chute.

    En Occident, la naissance proprement parler de ce que Ren Gunon appelle la dviation moderne se manifesteprcisment par l'vnement historique de la destruction de l'Ordre du Temple en 1314, point de dpart del'poque moderne , qui entrainera, en raison de l'importance de l'Ordre dans la gographie initiatique de l'Occident,une rorganisation complte et plus cache des organisations initiatiques occidentales, en relation troite avec lesorganisations initiatiques islamiques[165], et les vrais Rose-croix furent proprement les inspirateurs de cetterorganisation [166]. Mais il arriva un moment o, par suite d'autres vnements historiques, le lien traditionnel(...) fut dfinitivement rompu pour le monde occidental, ce qui se produisit au cours du XVIIesicle. .

  • Ren Gunon 21

    Le nospiritualisme contemporain

    Ren Gunon tudie plus particulirement certains aspects de ce qu'il dsigne sous le terme d' actionanti-traditionnelle aux XIXesicle et XXesicle, dans ses ouvrages : Le thosophisme, histoire d'unepseudo-religion, L'erreur spirite, Le rgne de la quantit et les signes des temps, dans ses articles ainsi que dans sescompte-rendus d'ouvrages. Il examine en particulier le thosophisme , mot qu'il introduisit pour le diffrencier decertains courants sotriques chrtiens dsigns habituellement par le nom de thosophie .Dans Le Thosophisme, histoire d'une pseudo-religion , Ren Gunon propose une histoire du mouvement crpar H. P. Blavatsky, et en particulier il s'intressa au rle et l'intervention que jourent dans celui-ci, desorganisations qui sont dcrites plus prcisment, dans Le rgne de la quantit et les signes des temps , commerelevant de ce qu'il appellera la pseudo-initiation ; en particulier, des organisations pseudo-rosicruciennes etne dtenant, selon Ren Gunon, aucune filiation authentique avec les vrais Rose-croix : la Societas Rosicruciana inAnglia fonde en 1867 par Robert Wentworth Little, l' Ordre de la Rose-Croix sotrique du Dr. Franz Hartmann,etc. Il tudia galement le rle jou par la question des Mahtmas , qui tient une place considrable dansl'histoire de la Socit Thosophique [...] En effet, cette question est plus complexe qu'on ne le pense d'ordinaire . Ildnonce le caractre syncrtique du thosophisme, sa connexion avec la thorie de l'volution dans La doctrinesecrte (le principal ouvrage de Madame Blavastky), le rle et les relations qu'entretint la Socit thosophiqueavec une multitude d'organisations pseudo-initiatiques : entre autres, l'O.T.O. fond en 1895 par Carl Kellner etpropag partir de 1905 par Theodor Reuss, la Golden Dawn, laquelle appartiendra un nombre important defigures du no-spiritualisme anglo-saxon du dbut du XXesicle etc. ; quelques fois il y aura, crit Ren Gunon,une connivence avec une action politique lie l'imprialisme britannique et au missionarisme protestantanglo-saxon. En Inde en particulier, il dnonce les connexions marques avec le thosophisme d'organisations cresau XIXesicle telles l'Arya Samaj. Il tudie galement le rle d'Annie Besant, qui succda H. P. Blavatsky la ttede l'organisation aprs la mort de celle-ci, dans l'affaire Krishnamurti. Ren Gunon conclut que le thosophisme nepeut se revendiquer d'aucune organisation spirituelle orientale authentique, contrairement ses prtentions, et qu'enparticulier ce que celui-ci appelle La Grande Loge Blanche n'est qu'une grossire parodie d'un centreinitiatique , et qu'il ne s'agit que d'une production du no-spiritualisme moderne d'origine purement occidentale.Dans l'article F.-Ch. Barlet et les socits initiatiques (F.-Ch. Barlet tait une figure connue du milieu occultisteparisien de la fin du XIXesicle), article paru initialement en 1925 dans le Voile d'Isis, Ren Gunon reproduit lesentiment qu'avait Peter Davidson l'gard de la Socit thosophique, et qu'il met en relation avec le dpart deF.-Ch. Barlet de cette mme socit pour rejoindre une autre organisation d'un caractre plus secret, et dont RenGunon parlera galement : la H.B. of L. ou Hermetic Brotherhood of Luxor.Ce sont prcisment certains membres du cercle intrieur de la H.B. of L., auquel appartenait EmmaHardinge-Britten, qui auraient produit les phnomnes ayant donn naissance au spiritisme[167] c'est--dire un autrecourant anti-traditionnel n en 1848. Ren Gunon part pour appuyer cette affirmation de dclarations d'EmmaHardinge-Britten elle-mme et qui seront confirmes bien plus tard, en 1985, par la publication aux ditions Archdes documents de la H.B. of L.. Cette dernire organisation aurait reu en partie, selon Ren Gunon, l'hritaged'autres socits secrtes, dont la Fraternit d'Eulis laquelle appartenait Paschal Beverly Randolph, personnagedsign par Ren Gunon comme fort nigmatique et qui se suicidera en 1875.Ren Gunon s'attache dmonter tous les aspects du spiritisme, notamment la thorie de la rincarnation, dont lesfondements sont faux parce que, dit-il, impliquant une limitation de la possibilit universelle [168] comparable lathorie nietzschenne de l' ternel retour . Autrement dit, il n'y a jamais de rptition dans la manifestationuniverselle, et un tre ne repasse jamais deux fois par le mme tat. Ren Gunon distingue la thorie de larincarnation de la mtempsycose des Anciens, il s'oppose la possibilit de communiquer avec les morts ,propose une explication des phnomnes totalement indpendante du spiritisme, tudie les liens de celui-ci avecl'occultisme franais (mot introduit par Alphonse-Louis Constant alias liphas Lvi), et dnonce les dangers duspiritisme.

  • Ren Gunon 22

    Ren Gunon dcrivit galement la confusion du psychique et du spirituel [169], et en particulier l'interprtationpsychanalytique des symboles, notamment dans la branche jungienne de celle-ci, qu'il condamna avec la plus grandefermet en y voyant les prmisses d'une interprtation inverse -ou en tous cas dforme- des symboles[170]. Cetaspect de la question est repris dans certaines tudes[171] et en particulier dans un livre de Richard Noll paru en1999[172] qui parle incidemment (p.280) du rle jou par la Socit thosophique chez Carl Gustav Jung[173].

    Contre-initiation et subversion

    Enfin, Ren Gunon dcrit succinctement dans quel sens on peut identifier une source aux influences dedissolution qui devront s'exercer au maximum dans le milieu humain avant l'apparition d'un nouveau cycle. Cette source , qu'il dcrit comme la plus redoutable de toutes les possibilits incluses dans la manifestation cyclique etqu'il relie la nomenclature coranique des awliy esh-Shaytn (litt. saints de Satan ), explique notamment parMohyddin Ibn Arabi, rfre l'existence d'une contre-hirarchie oppose apparemment la vritable hirarchiespirituelle. Cette question est aborde la fin du Rgne de la quantit et des signes des temps ainsi que dansd'autres articles et comptes-rendus ; Ren Gunon introduit le terme de contre-initiation pour la dcrire. Cette fausse spiritualit devra s'exprimer, selon Ren Gunon, jusque dans le domaine social par la constitution d'un contre-ordre oppos ce que la haute maonnerie cossaise dsigne sous le nom de Sanctum Regnum et dont ladevise est Ordo ab Chao . Il identifia, dans certains courants souterrains manifests partir du XVIIesicle etpoursuivis tout au long des XIXesicle et XXesicle, les prmisses de cette phase ultime de dissolution.

    La Rception de l'uvre de Ren Gunon

    Continuateurs et exgtes

    La Boussole infaillible et la cuirasse impntrable

    Ren Gunon avait crit dans Orient et Occident, que la doctrine traditionnelle pouvait tre qualifie de boussoleinfaillible et de cuirasse impntrable . Ces qualificatifs seront repris, propos de son uvre, par Michel Vlsan,dans le numro spcial des tudes traditionnelles paru en novembre 1951 l'occasion de la mort de Gunon ; dansson article intitul La fonction de Ren Gunon et le sort de l'Occident. , il indiquait que, selon lui, ces qualitatifspouvaient s'appliquer l'uvre de Gunon elle-mme dans la mesure o celle-ci reprsentait fidlement la doctrinetraditionnelle.Devenu partir de 1960 directeur des tudes traditionnelles, Michel Vlsan contribuera dvelopper le thme d'unefonction providentielle de l'uvre gunonienne, paralllement la publication d'articles consacrs essentiellement l'approfondissement des doctrines du tasawwuf telles qu'elles sont prsentes dans l'uvre d'Ibn Arab. Il invitera leschercheurs travailler partir de l'uvre plutt que sur l'uvre[174].Cette direction sera poursuivie par Charles-Andr Gilis qui, dans le premier chapitre de son ouvrage Introduction l'enseignement et au mystre de Ren Gunon prcise :

    L'enseignement de Ren Gunon est l'expression particulire, rvle l'Occident contemporain, d'unedoctrine mtaphysique et initiatique qui est celle de la Vrit unique et universelle. Il est insparable d'unefonction sacre, d'origine supra-individuelle, que Michel Vlsan a dfinie comme un rappel suprme desvrits dtenues, de nos jours encore, par l'Orient immuable, et comme une convocation ultime comportant,pour le monde occidental, un avertissement et une promesse ainsi que l'annonce de son jugement .

    Pour Charles-Andr Gilis, cette faon de comprendre l'uvre gunonnienne est gnralement mconnue ou nglige dans les prsentations qui en sont donnes [175], en particulier par celles de R. Amadou ou J.-P. Laurant. Ren Gunon avait par ailleurs crit : Nous n'avons point informer le public de nos sources et [...] d'ailleurs celles-ci ne comportent point de rfrences (rponse un article qui lui tait consacr dans la revue Les tudes de juillet 1932 et reprise dans le recueil Comptes Rendus , p.130), ce qui conduit certains exgtes, dont Luc

  • Ren Gunon 23

    Benoist, mettre en doute l'utilisation de mthodes de critique historique appliques l'uvre de Ren Gunon[176].Jean-Pierre Laurant, dans son approche critique des crits de Ren Gunon, utilisera cependant ces mthodes quifont usage des sources historiques pour expliquer l'uvre.

    Les Catholiques gunoniens

    Mircea Eliade pensait que la plupart des continuateurs de l'uvre de Gunon sont des convertis l'Islam ou se livrent l'tude de la tradition indo-tibtaine[177]. Ils ont t moins nombreux en revanche tenter de concilier l'tude d