Nina Gire LESMA Lieu de Memoire Du Terrorisme DEtat en Argentine-libre

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UNIVERSITE DE L YON UNIVERSITE LUMIERE L YON 2 INSTITUT DTUDES POLITIQUES DE L YON L’ESMA Lieu de mémoire du terrorisme d’Etat en Argentine Gire Nina Mémoire de Séminaire Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel 2013-2014 Sous la direction de Max Sanier Président du jury: Jean-Michel Rampon Soutenu le 5 septembre 2014

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Nina Gire LESMA Lieu de Memoire Du Terrorisme DEtat en Argentine-libre

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  • UNIVERSITE DE LYON

    UNIVERSITE LUMIERE LYON 2

    INSTITUT D'TUDES POLITIQUES DE LYON

    LESMA Lieu de mmoire du terrorisme

    dEtat en Argentine

    Gire Nina

    Mmoire de Sminaire Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel

    2013-2014

    Sous la direction de Max Sanier

    Prsident du jury: Jean-Michel Rampon

    Soutenu le 5 septembre 2014

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    LESMA LLiieeuu ddee mmmmooiirree dduu tteerrrroorriissmmee

    ddEEttaatt eenn AArrggeennttiinnee

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    Remerciements

    Jadresse mes remerciements en premier lieu M. Max Sanier pour

    mavoir accompagn, conseill et aiguill dans la rdaction de ce travail, et

    pour avoir su calmer mes lans de dcouragement par sa srnit et son

    humour.

    Je voudrais galement remercier :

    M. Jean-Michel Rampon pour avoir accept dtre le deuxime

    jury lors de la soutenance de ce mmoire.

    Mes collgues de Mdecins du Monde pour mavoir aid

    concilier mon stage la rdaction de ce travail.

    Les personnes qui ont accept de me consacrer du temps en

    entretiens : Diego Cicari, Julia Martinez, Jonathan Perel et Agustino

    Rodriguez.

    Lucien Guignon et Teliska Pesenti, des amis et des

    compagnons dcriture.

    Enfin je transmets toute ma gratitude Madeleine et Jean pour leur

    soutien et leur aide prcieuse.

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    Sommaire

    Introduction .................................................................................................................. 9

    Mthodologie ............................................................................................... 13

    I. Comprendre le parcours de la mmoire de la dictature en Argentine : une

    approche historique (1976-2003) ............................................................................... 16

    A. Les annes de dictature (1976-1983) ........................................................... 16

    1. Le PRN : doctrine antisubversive et organisation du rgime ................... 16

    a. Pronismes et construction de la doctrine antisubversive .................. 17

    b. ModesopYatoiesduTeoisedEtat ............................................. 20 c. Le Centre clandestin de dtention ESMA. ......................................... 22

    2. OgaisatioduMouveetpoulesdoitsdelHoe...................... 23 3. Guerre des Malouines et chute du rgime .............................................. 26

    B. Conflits de mmoire dans le retour la dmocratie (1983-1989) ............... 27

    1. Une mmoire officielle : la guerre sale .............................................. 27

    2. Thorie des deux dmons & Nunca Ms ................................................. 28

    3.Conflits de mmoires au sein des affects ............................................... 30

    a. Mmoire victimaire ou mmoire militante ? ....................................... 30

    b. Scission des Mres de la Place de Mai ................................................. 32

    3. La fin du rgne de la justice........................................................................... 33

    C. Les annes Menem : exacerbation du conflit entre mmoires.................... 35

    1. Oubli et rconciliation ............................................................................. 35

    2. Le renouveau de la mmoire ................................................................... 36

    a. LESMYigYeesHole .................................................................... 36 b. HIJOS :laaissaIedueYoiesoIiale ......................................... 37

    3. Le temps des lieux ................................................................................... 38

    a. Le parc pour la Mmoire ...................................................................... 39

    b. Le parc de la rconciliation ................................................................... 40

    II.Le-ESMA et les Kirchner :lediffiIileIheidueYoieapaisYe ................. 42

    A. La rcupration de lESM : entre symbolisme et conflits de reprsentation ....................................................................................................... 43

    1. Le 24 mars 2004 : un moment fdrateur ............................................... 43

    2. Des conflits de mmoire ravivs .............................................................. 48

    a. LoppositioIosevatiIe .................................................................... 48 b. Le problme de la Marine........................................................................ 49

    B. QuefaieaveIlESM ? , un dbat sans fin ............................................ 50 1. Lieu de vie ou lieu de mort ? ................................................................... 51

  • ~ 6 ~

    2. CoetaIotelESM ? La question de la narration ....................... 55 3. LatetlaIultuedaslaIostuItiodelaYoie ............................ 59

    a. Des institutions diverses aux objectifs communs ................................. 59

    b. LeefletdupojetdesoIiYtYeouvelY ........................................... 60 c. LatapXslESM ........................................................................... 61

    C. IIetitudesuat

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    On dit que dans sa cellule Deux hommes cette nuit-l Lui murmuraient "Capitule De cette vie es-tu las Tu peux vivre tu peux vivre Tu peux vivre comme nous Dis le mot qui te dlivre Et tu peux vivre genoux" Et s'il tait refaire Je referais ce chemin La voix qui monte des fers Parle pour les lendemains Ballade de celui qui chanta dans les supplices, Louis Aragon

  • ~ 8 ~

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    Introduction

    Si Auschwitz a bris la tradition de la culture occidentale, la culture argentine fut brise in situ, et cest l sa particularit, par les camps d'extermination de la dictature. LESMA est notre Auschwitz. Tout comme [Theodor] Adorno choisit Auschwitz comme symbole de la mort (en ayant conscience de l'existence notoire d'autres camps), nous choisissons lESMA, en prenant, nous aussi, en compte l'existence d'autres camps. Il n'y avait pas lESMA, comme il y avait Auschwitz, un panneau qui disait ''le travail rend libre'', mais il y avait la mme ide d'instrumentaliser la rationalit au service de la mort. []

    Ainsi, lESMA implique un effondrement de la culture argentine. Non parce qu'avant n'existaient ni le crime ni la torture, mais parce que jamais ils nexistrent avec un tel niveau de planification, de froideur mthodique et parce que jamais, avant leur existence, il ny eu un plan de disparition systmatique des corps. Jamais la barbarie n'a t si extrme, si rationalise, planifie, froide et cruelle. [] Ainsi, il y a un avant et un aprs lESMA. [] Dans ce pays, comme en Allemagne, l'horreur s'est intriorise, la douleur est devenue histoire, et aujourd'hui, il nous reste rflchir sur l'histoire de cette douleur et comment la rendre impossible. []

    Quand quelque chose comme lESMA se produit, il ne nous reste qu' se demander : comment, pourquoi, dans quel but et maintenant quoi ? Et la rponse nous concerne tous.

    Jos Pablo Feinmann1 Penser et crire aprs lESMA (extraits).

    En arrivant en Argentine en juillet 2012 je savais peu de choses de

    lHistoire de la dernire dictature argentine (1976-1983). Mais avant mme

    dtudier cette histoire, cest la mmoire de ce conflit qui mest apparue. Le

    jeudi, les Mres de la place de mai vont faire leur ronde devant la Casa

    Rosada, le palais prsidentiel. Trois fois par semaine ont lieu les audiences

    publiques du procs de crime contre l'Humanit qui juge les militaires ayant

    1 Jos Pablo Feinmann, Pensar y escribir despus de la ESMA , 25/03/2000 [consult

    en ligne le 04/07/2014] http://www.Pgina12.com.ar/2000/00-03/00-03-25/contrata.htm

    http://www.pagina12.com.ar/2000/00-03/00-03-25/contrata.htm
  • ~ 10 ~

    particip la dictature. Le 24 mars, anniversaire du coup dEtat de 1976, est

    devenu la Journe nationale de la Mmoire pour la vrit et la justice. La

    mmoire de la dictature argentine est partout. Ces lments correspondent

    un moment dobsession pour la mmoire telle quexpose par Henry

    Rousso dans Le syndrome de Vichy2.

    Comment expliquer l'obsession mmorielle argentine pour ce pass

    rcent ? C'est la question que je me suis pose dans un premier temps.

    La mmoire, ce sont les reprsentations collectives du pass telles

    qu'elles se forgent dans le prsent 3. Cest une lecture des vnements

    dans un certain contexte. Elle se rapproche alors de sentiments, dmotions

    de ressentis. Lhistorien Henry Rousso, qui a inclut cette notion au centre de

    son uvre, prcise que Le terme de mmoire inclue plusieurs lments :

    Elle recouvre la prsence active du pass lchelle dun groupe donn, quil soit caractris par un milieu social la mmoire ouvrire -, par une appartenance religieuse la mmoire juive - ou par un lien national. La mmoire individuelle comme la mmoire collective ont pour particularit de prserver une identit. Elles permettent de sinscrire dans une dure significative, dans une ligne, dans une tradition, cest--dire un systme de valeurs et dexpriences prennes auquel le temps coul confre une profondeur et une paisseur. 4

    Comprendre les modalits de constitution de la mmoire collective

    argentine ncessite donc de dapprhender les systmes de valeurs sur

    lesquels elle sest construite dans des systmes politiques successifs.

    Le concept de lieux de mmoire a t thoris par Pierre Nora dans

    son ouvrage ponyme. Nora assigne cette notion un ensemble de

    reprsentations du pass :

    2 ROUSSO Henry, Le syndrome de Vichy de 1944 nos jours, Seuil, Paris, 1990, p.97 3 TRAVERSO Enzo, Le pass, modes d'emploi. Histoire, mmoire, politique, La fabrique, Paris, 2005, 136p. 4 ROUSSO Henri, La hantise du pass, Textuel (Conversations pour demain), Paris, 1998, p.17

  • ~ 11 ~

    Les lieux de mmoire, ce sont dabord des restes. La forme extrme o subsiste une conscience commmorative dans une histoire qui lappelle, parce quelle lignore. [] Valorisant par nature le neuf sur lancien, le jeune sur le vieux, lavenir sur le pass. Muses, archives, cimetires et collections, ftes, anniversaires, traits, procs-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, ce sont les butes tmoin dun autre ge, des illusions dternit 5

    Cette dfinition qui englobe une varit de pratiques culturelles est

    particulirement riche, et nous seront amens nous y rfrer. Nanmoins

    sauf prcision contraire, le terme de lieu de mmoire sera entendu ici

    au sens dun lieu physique dot dun affect particulier en raison de son

    caractre historique et symbolique.

    Je savais donc vouloir tudier la mmoire collective argentine. Cet

    intrt naissant pour le thme ma conduit visiter lEcole Suprieure de

    Mcanique de la Marine (Escuela Superior de Mecnica de la Armada

    ESMA).

    LESMA est un ensemble de 33 btiments prts la marine militaire

    par la ville de Buenos Aires au dbut du XXe sicle situ dans les quartiers

    nord de la ville, Avenue Libertador6. Elle fut de 1976 1983 le plus grand

    des 344 centres de dtention, de torture et dextermination du rgime

    militaire. Nous aurons loccasion de voir comme lESMA en est venue tre

    le symbole de la rpression dcrit par Jos Pablo Feinmann, cit au dbut

    de notre texte. Retenons pour linstant que lESMA est considre par

    beaucoup comme l Auschwitz argentin . LESMA sappelle aujourdhui

    Espace pour la Mmoire et la Promotion des Droits de lHomme , et est

    plus communment appele Espace pour la Mmoire ou ex-ESMA .

    Comment est on pass dun lieu de torture un lieu de mmoire ? Et

    au travers de ltude de ce cas, comment lESMA illustre le parcours

    particulier de la construction de la mmoire collective de la dictature

    argentine ?

    5 NORA Pierre, Les lieux de mmoire, 1 : La Rpublique, Paris, Gallimard, 1984, p.28 6 Voir cartes en annexe

  • ~ 12 ~

    La mmoire collective est ici perue comme objet culturel. Et

    conformment l'intitul du sminaire de recherche dans lequel s'inscrit ce

    travail, l'objectif est de trouver les acteurs et les enjeux qui se cachent

    derrire cet objet culturel. Qui sont les acteurs intervenus dans la

    construction de ce lieu de mmoire ? Quels sont leurs rles respectifs ?

    Comment interagissent-ils ? Au nom de quelle vision du pass ? Cest l le

    premier questionnement auquel nous tenterons de rpondre, en mettant

    lhypothse que ces acteurs sont la fois publics et associatifs.

    De la lecture douvrages gnraux sur la mmoire collective, jai retenu

    lide de la prsence dans chaque socit de diffrentes mmoires en

    conflit permanent, et de limportance du rle des Etats dans la construction

    dune mmoire nationale. De l est ne une deuxime hypothse : la

    mmoire de la dictature argentine est faite de visions opposes du pass

    dont tmoignent les diffrentes politiques publiques inities depuis la

    dictature.

    Dans un premier temps nous verrons comment lESMA est devenue

    le symbole de la rpression militaire dans une approche historique. Nous

    verrons ensuite le processus de transformation de lESMA en un lieu de

    mmoire institutionnel en abordant le discours port par cette institution

    sous diffrents aspects.

  • ~ 13 ~

    Mthodologie

    Le travail prsent ici se situe la frontire entre histoire et sociologie.

    Aborder la mmoire comme objet culturel ncessite den tudier sa

    construction dans le temps. Jai donc nourri ma rflexion de la lecture

    douvrages la fois relatifs lHistoire de lArgentine au XXe sicle et au

    concept de mmoire, ainsi que darticles universitaires liant ces deux questions.

    Un premier problme sest pos, li au caractre trs rcent de la

    nouvelle politique de mmoire argentine. Peu douvrages existent sur la

    question, et leur grande majorit arrte leur analyse la moiti des annes

    2000, moment o le projet de lEspace pour la Mmoire et les Droits de

    lHomme commenait peine. Raliser des entretiens tait donc le meilleur

    moyen de pouvoir tudier les enjeux les plus rcents. Jai nanmoins rencontr

    de grandes difficults obtenir des entretiens. La distance gographique a t

    un obstacle que je nai pas assez anticip. Contacter des personnes par mail,

    par tlphone ou par le relais des sites institutionnels ne relve pas de la mme

    dmarche que de les solliciter en personne.

    Un autre facteur que je n'avais absolument pas considr en

    commenant mes recherches a ajout des difficults, dans le cadre dune des

    hypothses que javais tabli, savoir labsence dune mmoire forte des exils

    de la dictature argentine. Un rendez-vous avait t fix en ce sens avec

    un ancien Montonero7. Aprs quelques changes de mails il a finalement refus

    deffectuer entretien en me disant que cela le mettait trop mal laise de parler

    de thmes quil estime sensibles et compliqus , surtout si la conversation

    tait enregistre. Mon entretien avec Diego, fils dexils, a montr quelques

    pistes intressantes allant dans le sens de cette ide, celui-ci racontant que

    cela reste un sujet difficile aborder dans sa famille. Il ne constituait pourtant

    pas en soi une ressource suffisante valider cette hypothse, que jai donc

    abandonne. Jai nanmoins obtenu des entretiens de quatre personnes qui

    ont exprim des opinions permettant dapporter des rponses aux questions

    que je mtais fix.

    7 Les Montoneros ont t un des deux principaux groupes arms rvolutionnaires des annes

    1960 et 1970 en Argentine, et une des cibles principales de l'Etat terroriste lors de la lutte

  • ~ 14 ~

    Une dernire difficult rencontre a t de faire reconnaitre ma lgitimit

    aborder ces thmes, qui concernent la mmoire dun pays qui nest pas le

    mien. Jai remarqu une tendance chez toutes les personnes interroges

    sexprimer au nom de lArgentine et non de leurs avis personnels. Mais cela

    reste une difficult mineure, la conversation ayant pu tre roriente.

    Ma grille de questions8 a t construite en trois temps. Une premire

    partie sur la situation professionnelle, qui ma permis de souligner que ctait

    bien lavis de la personne que je mintressais et non celui de lArgentine.

    Puis un temps abordant le ressenti sur le projet ex-ESMA et la politique de

    mmoire en gnral. Enfin, un troisime temps sur des projets rcents et le

    devenir de linstitution.

    J'ai tent lors de mes interviews de calquer ma dmarche sur celle

    d'entretiens comprhensifs explique par Pierre Bourdieu dans La misre du

    monde, en essayant dinstaurer une relation dcoute active et mthodique

    9. Jai donc laiss les personnes sexprimer en limitant mes interventions. La

    grille de questions na donc pas t toujours suivie dans lordre, puisque jai

    essay de ragir aux interventions pour y montrer lintrt que jy portais.

    Tous les entretiens se sont drouls en espagnol sur le mode du

    tutoiement, trs rpandu en Argentine. Les entretiens ont tous eu lieu par

    Skype, avec camra. Ce dispositif nest pas optimal et ne remplace pas une

    conversation en face--face, mais il a permit aux personnes interroges de

    sexprimer de chez-elles, dans un environnement familier.

    Jai traduit les entretiens et les citations tires douvrages crits en

    espagnol au franais, en mattachant conserver leur sens original.

    Le nombre limit dentretiens a pu tre compens par la lecture

    dinterviews effectus dans la presse argentine loccasion des dix ans de lex-

    ESMA, et d entretiens effectus par des tudiants de luniversit de Buenos

    Aires dans le cadre dun projet de livre consacr la politique mmorielle de

    anti-subversive. Nous y reviendrons.

    8 Voir annexe 9 La misre du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, Editions du Seuil, 1993, p.903

  • ~ 15 ~

    lex-ESMA, effectus en 2013 et mis disposition en ligne10. Dans ce panel

    dentretiens on trouve ceux des reprsentants des principales institutions

    prsentes au sein de lEspace pour la Mmoire et les Droits de lHomme. Parmi

    ces entretiens, jai retenu ceux de personnes dont javais pu lire lopinion par

    ailleurs dans la presse argentine ou dans des archives. Jai privilgi les

    entretiens que jai effectus personnellement, mais ces autres entretiens et

    interviews ont apport des informations supplmentaires prcieuses.

    Quatre personnes ont donc t interroges. Elles sont prsentes plus

    longuement en annexe.

    Tableau rcapitulatif des entretiens effectus

    N Enqut Entretien Dure Age Profession Intrt pour

    lobjet de recherche

    1 Agustino Rodriguez

    17/06/2014 Par skype

    47m 28 Producteur de tlvision

    Travaille au sein de lex-ESMA

    2 Diego Cicari 26/05/2014 Par skype

    36m 29 Professeur et musicien

    Intervenant lex-ESMA

    3 Julia Martinez

    04/05/2014 Par skype

    28m 35 Journaliste Spcialiste de la dictature argentine Visiteuse de lex-ESMA

    4 Jonathan Perel

    02/07/2014 Par skype

    1h13 38 Ralisateur A ralis deux fils sur lex-ESMA

    10 Sur le site http://papelesynotasddhh.blogspot.fr/ [consult en ligne le 15/08/2014]

    http://papelesynotasddhh.blogspot.fr/
  • ~ 16 ~

    I. Comprendre le parcours de la mmoire de la dictature en Argentine : une approche historique (1976-2003)

    Il est difficile de rsumer le long parcours de la mmoire argentine, qui

    commence ds la dictature et se poursuit jusqu aujourdhui. Il est nanmoins

    ncessaire de sy essayer, afin de dtacher les grands axes qui permettent

    dexpliquer les enjeux de mmoire argentins qui sexpriment actuellement au

    sein de lex-ESMA.

    Dans une approche chronologique, nous reviendrons dans un premier

    temps sur les annes de dictature elles-mmes (1976-1983), afin de

    comprendre ce que fut le terrorisme dEtat en Argentine et comment naquit le

    mouvement pour les droits de lHomme. Puis nous verrons que dans la priode

    de transition dmocratique (1983-1989), diffrentes manires dinterprter le

    pass sont de plus en plus mises en tension, avant que ce conflit de mmoire

    sexacerbe durant les annes Menem (1989-2003).

    A. Les annes de dictature (1976-1983)

    1. Le PRN : doctrine antisubversive et organisation du rgime

    Seul lEtat, pour qui nous nacceptons pas le rle de simple spectateur du processus, aura le monopole de lusage de la force, et par consquent seules ses institutions accompliront les actions lies la scurit intrieure. Nous utiliserons cette force autant de fois que ncessaire afin dassurer pleinement la paix sociale ; avec cet objectif nous combattrons, sans trve, la dlinquance subversive quelles quen soient ses manifestations, ce jusqu sa totale destruction11.

    11 Jorge Videla, discours du 30 mars 1976. Source :

    http://elmisto.tripod.com/Pginas/nota057.htm [consult le 26 mai 2014]

    http://elmisto.tripod.com/paginas/nota057.htm
  • ~ 17 ~

    Ainsi sexprime le gnral Jorge Rafael Videla, cinq jours aprs le coup

    dEtat du 24 mars 1976 qui marque larrive au pouvoir du Proceso de

    Reorganizacin Nacinal (Processus de Rorganisation Nationale PRN). A

    la tte de cette junte militaire, en plus de Videla, chef de lArme de Terre, se

    trouvent les chef de la Marine Emilio Eduardo Massera et de lArme de lAir

    Orlando Ramn Agosti12. Le PRN conservera cette rpartition tripartite du

    pouvoir durant les quatre diffrentes juntes qui se succdent au pouvoir jusqu

    llection de Raul Alfonsin le 10 dcembre 1983 qui marquera le retour la

    dmocratie.13

    Pour comprendre qui Videla se rfre en parlant de dlinquance

    subversive , il nous faut revenir quelque peu en arrire.

    a. Pronismes et construction de la doctrine antisubversive

    De 1944 1955, lArgentine est gouverne par le gnral Juan Domingo

    Pern, leader charismatique qui sduit des pans disparates de la socit

    derrire un projet de modernisation fond sur une conomie nationalise et un

    Etat providence14. En 1955 il est destitu par un coup dEtat organis par la

    Marine avec lappui de lEglise catholique, rassembles sous lpithte de

    Rvolution libratrice (Revolucin libertadora)15, sous le commandement du

    gnral Aramburu. Pern sexile en Espagne et toute rfrence son parti, le

    Mouvement national justicialiste, ou mme son nom est interdit16. La socit

    argentine se divise alors entre les pronistes, partisans du retour de Pern, et

    12 ROMERO Luis Alberto, Breve historia contempornea de la Argentina: tercera edicin revisada y actualizada, Fondo de Cultura Econmica, Buenos Aires, 2012, p.239 13 TAHIR Nadia, Les associations de victimes de la dictature : politiques de droits de l'homme et devoir de mmoire en Argentine (1976-2007), p.71 Les quatre juntes qui se succdent la tte de lEtat sont :

    -1976-1980: Jorge Rafael Videla, Emilio Eduardo Massera et Orlando Ramn Agosti -1980-1981: Roberto Eduardo Viola, Armando Lambruschini, Omar Domingo Rubens Graffigna -1981-1982: Leopoldo Galtieri, Basilio Lami Dozo et Jorge Isaac Anaya -1982-1983: Cristino Nicolaides, Rubn Franco, Augusto Jorge Hughes

    14 Op.cit. Romero(2012) Chapitre IV : El gobierno de Pern, 1943-1955, pp.111-154 15 Ibid.

  • ~ 18 ~

    anti-pronistes : La scne sociopolitique argentine suite lexprience

    proniste peut tre dcrypte comme une situation de stricte antagonisme dans

    laquelle les frontires qui sparrent les deux positions taient extrmement

    fortes17.

    Si tous souhaitent les pronistes souhaitent le retour de Pern, ils sont

    toutefois diviss en une branche conservatrice partisane dun Etat militaire fort

    et une mouvance progressiste de tendance socialiste, bientt rassemble sous

    la Jeunesse proniste (Juventud peronista JP), cre en 1957.

    En 1966 un nouveau coup dEtat militaire a lieu. Dans le contexte de la Guerre

    Froide, lobjectif atteindre par le nouveau rgime est de rtablir un ordre moral

    en radiquant le communisme18. Cest la doctrine antisubversive, dj pense

    et pratique par la France durant la guerre dIndochine et en Algrie avec pour

    objectif l'anantissement du FLN19. Elle se base sur lide dun ennemi

    intrieur dissmin au sein de la socit. Afin dappliquer cette doctrine, lEtat

    militaire sappuie sur lAlliance Anticommuniste Argentine (Alianza

    Anticomunista Argentina Triple A), organisation paramilitaire dextrme droite

    dirige par Jos Lpez Rega, qui se revendique lui aussi du pronisme.

    LESMA, en tant que centre dducation de la marine, devient un lieu

    privilgi de lenseignement de cette doctrine. En tmoigne le documentaire

    Escadrons de la Mort, l'Ecole franaise, dans lequel Marie-Monique Robin

    interviewe deux anciens cadets de la marine argentine, Anibal Acosta et Julio

    Urien qui racontent comment le film La bataille d'Alger leur a t prsent au

    sein de lESMA en 1967 :

    C'est le directeur d'tudes avec laumnier militaire qui tait en charge de l'cole navale [qui nous l'ont montr] [] pour nous prparer une guerre qui n'tait pas celle pour laquelle nous tions entrs dans l'cole navale. [] En fait ils nous prparaient une guerre irrgulire, en nous habituant petit petit des mthodes qui seront largement utilises par la suite. [] Ici on nous prparait des tches policires contre des populations civiles.

    Anibal Acosta20

    16 Ibid. 17 BARROS Sebastin, Violencia de Estado e identidades polticas. Argentina durante el

    Proceso de Reorganizacin Militar (1976 1983) , Amnis n 3, 2003, p.3 18 Op.Cit. Romero (2012) Chapitre VI : Dependencia o liberacin, 1966-1976 pp.195-238 19 Op.cit. Tahir (2012) p.76 20 Anibal Acosta, dans ROBIN Marie-Monique, Escadrons de la Mort, l'Ecole franaise. [DVD] , Ideale Audience, 61 min, 2003

  • ~ 19 ~

    Parmi ces mthodes, la torture prend une place centrale, ayant pour rle

    de permettre de soutirer des informations sur lorganisation des diffrents

    mouvements politiques viss. La Triple A rdige des listes noires dintellectuels,

    militants universitaires et syndicaux et membres dorganisations paramilitaires

    de gauche.

    Car face lautoritarisme des nouveaux militaires au pouvoir, la

    rvolution arme apparat comme une alternative possible pour certains

    pronistes de gauche, qui constituent des gurillas partir de 1967. Parmi les

    plus importantes, lEjercito Revolucionario del Pueblo (Arme rvolutionnaire du

    peuple), dinfluence trotskyste, et les Montoneros, branche arme de la

    Jeunesse Proniste, dont lacte de naissance sur la scne publique fut

    lenlvement et lassassinat du gnral Aramburu, en mai 1970 21. Les moyens

    daction les plus utiliss par ces gurillas sont les enlvements et les

    assassinats de politiciens ou de grands entrepreneurs, et les braquages de

    banques suivis de redistributions dargent faon Robin des Bois 22.

    Lorsque Pern revient dexil le 20 juin 1973, la socit argentine, et en

    son sein la mouvance proniste, sont donc polarises lextrme. Lors de son

    arrive laroport dEzeiza Buenos Aires, deux millions de personnes

    viennent laccueillir23. Avant mme larrive de Pern, la Triple A tire sur la foule,

    visant les Montoneros rassembls pour accueillir lhomme providentiel. On parle

    du Massacre dEzeiza .

    Si Pern est ensuite lu autant par les pronistes de gauche que de droite, il

    nomme Jos Lpez Rega (dirigeant de la Triple A) ministre des Affaires

    sociales ! Ce qui tmoigne de la mouvance de laquelle il souhaite se

    rapprocher. Son retour la prsidence de lEtat est de courte dure, puisque

    Pern meurt en juillet 1974. Lui succde sa vice-prsidente et pouse Isabel

    Martinez de Pern, qui se rapproche de manire grandissante des mouvances

    les plus droitires du pronisme. Le 24 mars 1976 elle est arrte et destitue

    par une nouvelle junte militaire. On estime aujourdhui quentre 600 et 1500

    21 Op.cit. Romero (2012), p.211 22 Ibid p .212 23 Op.cit. Romero (2012) p.227

  • ~ 20 ~

    opposants politiques furent dj assassins durant cette priode24.

    b. Modes opratoires du Terrorisme dEtat

    Quand le PRN prend le pouvoir, le discours de la lutte antisubversive est

    donc dj en place et les militants de gauche sont dj perscuts par la Triple

    A. Mais la particularit du Terrorisme dEtat qui sinstaure en 1976 est

    dinstitutionnaliser la rpression et den systmatiser lusage : il sagit dune

    action terroriste clandestine, divise en quatre moments principaux : la

    squestration, la torture, la dtention et lexcution 25. Lappellation de

    subversifs que le rgime emploie pour justifier ces mthodes dsigne les

    groupes rvolutionnaires, mais la rpression sera en ralit applique toute

    sorte dennemis du rgime.

    La Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (Comisin Nacinal

    sobre la Desaparicin de Personas - CONADEP) mise en place aprs le retour

    la dmocratie pour juger de la porte et des moyens daction du Terrorisme

    dEtat le rsume en ces termes :

    Lpithte de subversif avait une porte aussi vaste quimprvisible. Dans le dlire smantique, men par des qualifications comme marxisme-lninisme , apatrides , matrialistes et athistes , ennemis des valeurs occidentales et chrtiennes , tout tait possible : depuis des personnes en faveur dune rvolution sociale, [] des dirigeants syndicaux qui luttaient pour une simple augmentation de salaires, des jeunes qui avaient t membres dun syndicat tudiant, des journalistes qui ntaient pas fanatiques de la dictature, des psychologues et des sociologues pour avoir des professions suspectes, des jeunes pacifistes, des nonnes et des prtres qui avaient prch la parole du Christ dans des quartiers pauvres. Et les amis de nimporte lequel dentre eux, et les amis de ces amis, des gens qui avaient t dnoncs par vengeance personnelle et par des interrogatoires sous la torture. 26

    La dclaration d'un tat d'urgence permet au rgime d'tablir la rpression

    24 SUED Gabriel, Hubo 600 desapariciones antes del 76 , La Nacin, 13/01/2007 [en ligne]

    http://www.lanacion.com.ar/875007-hubo-600-desaparecidos-antes-del-76 [consult le 10/06/2014]

    25 Op.cit. Romero (2012) p.240 26 Rapport de la CONADEP Nunca Ms , Prologue, 1984. Source :

    http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/articulo/nuncamas/nmas0002.htm

    http://www.lanacion.com.ar/875007-hubo-600-desaparecidos-antes-del-76http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/articulo/nuncamas/nmas0002.htm
  • ~ 21 ~

    dans la clandestinit et de limiter lexil des opposants politiques27.

    Afin danantir cet ennemi , le rgime militaire a recours une

    organisation trs hirarchise au sein des forces armes qui sont divises en

    groupes de travail , chacun tant responsable dune zone dintervention.

    Les personnes vises sont donc dans un premier temps arrtes, leur

    domicile ou en pleine rue. Ce mode opratoire traduit une volont du rgime,

    au-del dliminer ses supposs opposants, dinstaurer un climat de peur afin

    danantir toute possibilit de protestation de la part de la socit civile28 : Les

    victimes furent nombreuses, mais le vrai objectif taient les vivants, lensemble

    de la socit, qui, avant dentreprendre sa transformation profonde, devait tre

    contrle et musele par le discours et par la terreur 29.Elles sont ensuite

    conduites dans un des 344 centres clandestins de dtention (CCD)30 du pays,

    situs dans les siges des Forces armes, comme pour lESMA, ou dans des

    commissariats de police, o elles sont tortures et la plupart du temps

    assassines.

    Parfois, les corps apparaissaient dans la rue, comme sils taient morts lors dun affrontement ou en tentative de fuite []. Mais dans la majorit des cas les cadavres taient occults, enterrs dans les cimetires comme personnes inconnues, brls dans des fosses communes ou jets la mer attachs des blocs de ciment, aprs avoir t endormis avec une injection. De cette manire, il ny eu pas de morts, mais des disparus.31

    Cest l une autre particularit du mode opratoire du Terrorisme dEtat,

    lobjectif tant de faire disparatre toute preuve de la rpression. Sans preuve

    de corps, il sagit dune disparition force de personnes , ce qui ne constitue

    pas un crime en Argentine cette poque32.

    [consult le 10/06/2014]

    27 Op.cit Tahir (2012) p.73 28 Romero (2012) Chapitre VII : El proceso (1976-1983) pp.239-274 29 Ibid. p.243 30 Aussi appels Centres clandestins de dtention, de torture et dextermination (CCDyT). 31 Op.cit. Romero (2012) p.242 32 Op.cit. Tahir (2012) p.91

  • ~ 22 ~

    c. Le Centre clandestin de dtention ESMA.

    LESMA fut lun de ces nombreux centres, et lESMA comme ailleurs soprent

    les disparitions en quatre tapes : enlvement torture, et assassinat par le

    groupe de travail 3.3.2, puis disparition des personnes, soit brles dans le

    terrain de sport adjacent, soit jetes vivantes et endormies dans le Rio de la

    Plata par hlicoptre. Plusieurs lments en font nanmoins un lieu particulier,

    et contribueront en faire un symbole aprs la dictature.

    Tout dabord, rappelons que lESMA est situe lintrieur de Buenos

    Aires. De plus lESMA fut un des seuls CCD fonctionner durant toute la dure

    de la dictature.33 On estime que 5000 personnes furent dtenues lESMA, en

    faisant le plus grand centre de rclusion du Terrorisme dEtat34.

    Au lESMA, les militants sont dtenus au sein du Casino des Officiers,

    picentre de la rpression 35. Le Casino des Officiers contient galement

    une maternit clandestine, dans laquelle sont transfres les dtenues

    enceintes depuis dautres CCD36. Elles sont ensuite assassines et leurs

    enfants donns des proches des militaires. Ce processus de bbs vols

    acqurant une place centrale dans la mmoire collective argentine, lESMA

    gagne galement en notorit par ce phnomne. Enfin, lESMA devient le lieu

    central du processus de rcupration , un moyen daction mis en place par

    la Marine sous lgide de lamiral Massera. Cela consistait utiliser les

    connaissances et de la formation politique et culturelle de certains militants des

    Montoneros pour les retourner en faveur des objectifs politiques de Massera,

    afin de construire et consolider son leadership au sein des Forces Armes 37.

    Certains militants sont donc slectionns pour constituer le staff , un groupe

    de dtenus contraint rdiger des articles de propagande, des discours et

    falsifier des documents pour lamiral Massera. Les dtenus doivent alors

    prouver quils ont renonc leurs convictions passes. Cest le processus de

    rcupration . Certains de ces dtenus sont ensuite relchs sous libert

    33 Site de lIEM, Escuela de Mecanica de la Armada (ESMA)

    http://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma.html [consult le 10/06/2014] 34 Ibid. 35 Expression employe par Jonathan [entretien n4, 02/07/2014] 36 Ibid. 37 CARNOVALE Vera, Memorias, espacio pblico y Estado: la construccin del Museo de la Memoria, Estudios AHILA de Historia Latinoamericana, n.2, Verveurt, 2006 , p.13 Egalement mentionn dans Op.cit. Romero (2012) p.257

    http://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma.html
  • ~ 23 ~

    surveille pour poursuivre ce travail lextrieur.38 Cela explique quun nombre

    plus important de dtenus survcurent lESMA que dans dautres camps (la

    CONADEP les estime environ 200). Cela aura pour consquence de

    multiplier les tmoignages de dtenus lors des procs des juntes militaires lors

    du retour la dmocratie, ce qui permit davoir une connaissance prcise du

    fonctionnement du CCD-ESMA. Il est important de prciser que si lESMA se

    transforme en centre de dtention, elle continue dtre dans le mme temps un

    lyce militaire. Les jeunes cadets participent activement surveiller les

    prisonniers et faire disparaitre leurs corps39. Des survivants diront que cela

    faisait partie de la manire de penser le camp par les officiers : intgrer les

    recrues au processus de rpression leur assurerait par la suite quils

    conserveraient le silence40.

    2. Organisation du Mouvement pour les droits de lHomme

    Les disparitions forces de personnes sont dnonces ds le dbut de la

    rpression par des organisations dont le nombre va grandissant. On peut

    distinguer les organisations qui inscrivent leur combat dans un discours gnral

    de dfense des Droits de lHomme, et les organisations dafectados

    [ affects ] c'est--dire de proches de victimes41. Toutes seront identifies

    comme ennemis par la PRN qui rprime ses membres les plus emblmatiques.

    La Ligue Argentine des Droits de lHomme, organisation communiste

    cre en 1937, alarme ds 1967 de limplantation de la Doctrine de Scurit

    Nationale en Argentine42. Ce combat est galement port par deux

    organisations catholiques. Le Servicio Paz y Justicia (Service Paix et Justice

    38 Ibid. 39 Rapport de la CONADEP Nunca Ms , Centro Clandestino de Detencin en la Escuela

    Superior de Mecnica de la Armada, 1984. Source : http://www.desaparecidos.org/arg/conadep/nuncamas/nuncamas.html

    [consult le 10/06/2014] 40 Ibid. 41 Cette division entre organisations d affects et de non-affects est rcurrente dans la

    littrature universitaire spcialise sur le thme de la mmoire en Argentine. Voir par exemple Op.cit Tahir (2012), Chapitre 3 : Les associations dafectados pp.138-184.

    42 RAGGIO Sandra, La lutte pour les droits de lhomme et la mmoire du terrorisme dtat dans la construction de la dmocratie , Matriaux pour lhistoire de notre temps n81, 2006,

    http://www.desaparecidos.org/arg/conadep/nuncamas/nuncamas.html
  • ~ 24 ~

    SERPAJ), inspir de la thologie de la Libration, dirige par Adolfo Prez

    Esquivel43 et le Mouvement cumnique pour les Droits de lHomme (MEDH)

    cr en 1976. LAssemble Permanente pour les Droits de lHomme se

    compose elle, de politiques. Aprs le dbut de la dictature, certains de ses

    membres crent le Centro de Estudios Legales y Sociales (Centre dEtudes

    Lgales et Sociales - CELS), qui essayera de faire condamner juridiquement

    les mthodes du PRN44.

    Fin 1976 nait la premire association daffects : Familiares de

    detenidos y desaparecidos por Razones Politicas (Familles de dtenus et de

    disparus pour raisons politiques Familiares). Comme le souligne Sandra

    Raggio la principale caractristique de ce groupe tait quil dnonait le

    caractre politique de la rpression et mettait laccent sur les activits militantes

    des victimes 45. Cela les distingue de lassociation la plus emblmatique de ce

    mouvement, les Madres de Plaza de Mayo (Mres de la Place de Mai

    Madres).

    Une des rondes des Mres de la Place de Mai en 1978

    La majorit des dtenus-disparus avaient entre 15 et 35 ans46, ce qui

    explique que ce soit en premier lieu leurs parents qui se mobilisent pour leur

    p.87 98 43 Ibid. Arrt et emprisonn en aot 1976 avant dtre libr sous surveillance, Adolfo Prez

    Esquivel reoit le prix Nobel de la paix en 1980. 44 Op.cit. Tahir (2012), Glossaire, p.10 45 Op.cit Raggio (2006) p.4 46 Op.cit. Romero (2012) p.242

  • ~ 25 ~

    retour. Ds 1977 des mres de disparus commencent se rassembler sur la

    Place de Mai situe devant la Casa Rosada, le palais prsidentiel, pour

    rclamer le retour de leurs enfants. De plus en plus nombreuses, elles

    manifestent de cette manire tous les jeudis. Les Madres sont bientt rejointes

    par une nouvelle organisation de proches de victimes, les Abuelas de Plaza de

    Mayo (Grands-mres de la Place de Mai Abuelas). Egalement mres de

    dtenus-disparus , elles rclament la restitution de leurs petits-enfants ns

    en captivit.

    Les Mres de la place de Mai se dotent dun foulard blanc sur lequel elles

    brodent le nom de leurs enfants, en faisant un symbole de la lutte contre la

    rpression, et de pancartes de photos de leurs enfants recherchs. Pour Enzo

    Traverso, ces dfils avec les photos de disparus taient dj des formes de

    commmoration 47. Ils sont donc dj un lieu de mmoire, au sens de Pierre

    Nora. A partir de 1980, les Mres de la Place de Mai organisent chaque anne

    la date anniversaire du coup dEtat une marche de la Rsistance, pendant

    laquelle elles dfilent pendant 24 heures conscutives. Cette tradition se

    perptuera aprs le retour la dmocratie. Ainsi alors que la junte militaire est

    encore au pouvoir, les grandes lignes du combat pour la mmoire des

    dcennies venir sont dj traces.

    Dans un contexte o lopinion publique est svrement musele, la

    mobilisation des Madres contribue dcrdibiliser le rgime. En devenant

    lemblme mme dun combat de victimes, Les Mres de la place de Mai

    contribuent galement la notorit de la rpression linternational48.

    Face cette visibilit croissante des Mres de la place de Mai, des

    membres de la Triple A infiltrent alors lorganisation pour en arrter les

    principales responsables. 12 personnes lies aux Madres sont ainsi arrtes en

    dcembre 1977 par le Groupe de Travail 3.3.2, celui de lESMA, sous le

    commandement du gnral Astiz49.

    La coupe du Monde de 1978, qui a lieu en Argentine, donne une visibilit

    47 Op.cit. Traverso (2005) p.52 48Op.cit. Romero (2012) p.260 49 Op.cit. Barros (2003), p.9

  • ~ 26 ~

    internationale au combat des Mres de la place de Mai.50 Elle donne galement

    lieu un vaste mouvement de boycott notamment organis par les exils

    politiques depuis lEspagne et la France.51 La finale de la coupe a lieu au stade

    River Plate, btiment mitoyen de lESMA, ce qui augmente la notorit de ce

    lieu linternational.

    3. Guerre des Malouines et chute du rgime

    Les combats des Mres de la place de Mai contribuent donc

    sensibiliser la communaut internationale, qui condamne de plus en plus

    ces mfaits. Les historiens considrent pourtant que la majorit des

    disparitions ont en effet lieu avant 1979, date laquelle lERP et les

    Montoneros ont t compltement dmantels.52 A partir de cette date, le

    PRN sattache faire entrer en vigueur sa doctrine du march libre, vaste

    projet libral douverture de lconomie argentine aux capitaux trangers, de

    privatisations et de politique montariste inflationniste, afin de rompre avec

    les politiques dEtat providence institues par Pern dans les annes

    194053. Cette politique est un chec, et une crise conomique saggrave en

    1980. Ajoute aux critiques montantes des organisations des droits de

    lHomme, elle a pour consquence laugmentation de la contestation. Afin de

    redorer ses lettres de noblesse, le PRN dcide alors de rcuprer les les

    Malouines conquises par les anglais en 1833 et rclames par toute la

    population argentine54.

    La guerre des Malouines dbute le 2 avril 1982, avec lenvoi de jeunes

    soldats prpars ni aux conditions climatiques extrmes de lAntarctique, ni

    au combat. Si elle provoque la ferveur fdratrice espre, la guerre savre

    rapidement un chec. Elle ne fait quaccrotre la condamnation

    internationale et nationale du rgime des juntes militaires, et fait plus de 700

    morts ou disparus (l encore, de nombreux corps ntant pas retrouvs) et

    50 FRANCO Marina, La campaa antiargentina: la prensa, el discurso militar y la construccin de consenso , Derecha, fascismo y antifascismo en Europa y Argentina, Universidad de Tucumn, 2002, pp.195-225 51 Ibid. 52 Op.cit. Romero (2012) p.244 53 Op.cit. Romero (2012), La economa imaginaria : inflacin y especulacin, pp.244-252 54 Ibid. p.263

  • ~ 27 ~

    1300 blesss55. Les Mres de la place de Mai associent la cause des

    parents de la guerre des Malouines leur cause, transformant les rondes

    du jeudi en marches pour la vie 56.

    Lchec de la guerre prcipite la chute des militaires, qui ne les

    empche pas dorganiser eux-mmes la mmoire quils souhaitent lguer de

    leur rgime.

    B. Conflits de mmoire dans le retour la dmocratie (1983-1989)

    1. Une mmoire officielle : la guerre sale

    Face une socit de nouveau organise autour de syndicats et de partis

    politiques, qui renaissent partir de 1982, et au fort retentissement de lchec

    des Malouines, le retour la dmocratie est invitable. Afin dtre pargn de

    toute poursuite judiciaire, et sachant que sa gouvernance touche sa fin, le

    PRN va construire une mmoire officielle des vnements. Le premier acte de

    cette construction dune mmoire officielle est le Document final de la Junte

    Militaire sur la guerre contre la subversion et le terrorisme, sorte de

    documentaire prpar par la dernire junte militaire et diffus simultanment

    par toutes les chanes de tlvision le 28 avril 1983, en plein dmantlement du

    rgime.57 Le PRN, en donnant lillusion dapporter des explications aux

    disparitions forces de personnes, se focalise au contraire sur les actions

    violentes des gurillas, grands renforts dimages dexplosions, de corps et de

    violence sous toutes ses formes58. Lennemi tant partout et agissant

    violemment, le rgime na eu dautre choix que dintervenir pour rtablir lordre.

    Alors que la socit argentine dcouvre les crimes perptrs par le rgime, une

    justification a-posteriori leur est donc donne : la rpression des dernires

    55 Ibid. p.267 56 Ibid. p.269 57 FELD Claudia, Quand la tlvision argentine convoque les disparus, Modalits et enjeux de la reprsentation mdiatique d'une exprience extrme , Le temps des mdias n6, 2006, p.188 202 58 Ibid.

  • ~ 28 ~

    annes tait une guerre sale .

    Avec le terme de guerre sale, les militaires dcrivaient une situation de guerre non conventionnelle dans laquelle les caractristiques de lennemi justifiaient certains excs. Ce ntait pas une guerre propre, dans laquelle les ennemis se rencontraient sur un champ de bataille, et dans laquelle chacun savait qui tait lautre. Lennemi sinfiltrait, contaminait le corps social, ne portait pas duniforme, on ne savait ni o ni comment il attaquerait. Pour les militaires donc, les disparitions, la torture, le vol de biens et la squestration de personnes, taient dus au type dennemi contre lequel ils se battaient. 59

    Aprs avoir ni leur implication dans la disparition force de personnes, et

    face aux plaintes grandissantes des organisations de droits de lHomme

    argentines et internationales, les militaires dans les dernires annes

    sattachent donc justifier de lusage de leurs mthodes.

    Le mme propos est repris dans une Loi de Pacification nationale ,

    promulgue en septembre 1983, que Vera Carnovale qualifie dauto-amnistie

    dguise 60. En effet, elle innocente tout militaire pouvant tre accus dactes

    terroristes sur la priode 1973-1982, ces actes ayant t commis dans la

    ncessit de combattre lennemi intrieur. Le fait que cette pithte de guerre

    sale soit, encore aujourdhui, utilise dans nombre douvrages ou darticles

    encore aujourdhui tmoigne de la porte dun tel discours.

    2. Thorie des deux dmons & Nunca Ms

    Au retour de la dmocratie, en 1983, la socit argentine fait donc face

    deux discours contradictoires : dune part un discours officiel, celui des

    militaires, justifiant leurs actions par une ncessit dans le cadre dune guerre

    sale . De lautre, celui des organisations des droits de lHomme qui alarment

    sur ltendue de ces crimes et de la violence des mthodes du rgime et

    rclament le Jugement et chtiment de tous les coupables et, selon leur

    expression lapparition en vie des 30 000 disparus , deux mots dordres

    59 Op.cit. Barros El mito de la guerra sucia pp.8-11 60 Il sagit de la loi n22.924 Op.cit. Carnovale (2006) p.2-3

  • ~ 29 ~

    retranscrits sur les banderoles des manifestations61.

    Face ces discours antagonistes, le nouveau prsident radical Raul

    Alfonsin, choisit ce qui apparat comme une voie mdiane, que lon nommera

    par la suite la thorie des deux dmons .

    Cette thorie, dont nous aurons loccasion de voir la porte dans la suite

    de notre dveloppement, consiste dire que la priode de violence que vient

    de traverser lArgentine et qui pnalisa en premier lieu la socit civile fut la

    consquence daffrontements entre deux terrorismes , un dextrme droite et

    un dextrme gauche et quil existe donc des coupables dans les deux

    camps 62. Trois jours aprs son investiture, Alfonsin tablit ainsi deux dcrets

    conscutifs demandant larrestation des tous ceux qui instaurrent des formes

    violentes daction politique ayant eu pour finalit daccder au pouvoir par

    lusage de la force 63, soit les principaux leaders des gurillas et militaires des

    trois premires Juntes. Son but au travers de ces dcrets est double : rpondre

    aux revendications des organisations de droits de lHomme tout en svitant les

    foudres des forces armes, innocentes puisque seuls les dirigeants des

    Juntes sont arrts64. En parallle, Alfonsin ordonne la cration dune

    commission charge dinvestiguer sur ce qui est advenu des disparus : la

    Comision Nacinal sobre la Desaparicion de Personas (Commission Nationale

    sur la Disparition de Personnes CONADEP). La constitution dune telle

    commission divise les organisations de droits de lHomme : lAPDH et le MEDH

    y prennent part, tandis que le sujet divise les Mres de la Place de Mai, certains

    membres exprimant des rserves face la crainte que le rapport de la

    Commission soit une fin en soi non suivi de condamnations judiciaires65. Aprs

    avoir auditionn des milliers de personnes, la CONADEP publie fin 1984 un

    rapport de 50 000 pages nomm Nunca Ms ( Jamais plus), rsum en

    un livre du mme nom.

    Le rapport Nunca Ms rapporte 8961 cas de disparitions de personnes,

    tout en estimant quelles sont sans doute plus nombreuses66. Les Mres de la

    place de Mai parlent, elles, de 30 000 disparus, estimant quil fallait tripler le

    61 Op.cit. Raggio (2004) p.8 62 Op.cit Carnovale (2006) p.3 63 Dcret n147 du 13 dcembre 1983 cit dans Op.cit. Carnovale (2006) p.4 64 Op.cit. Raggio (2004) p.8 65 Ibid. 66CONADEP, Nunca Ms, Informe final de la Comisin Nacional sobre la Desaparicin de

  • ~ 30 ~

    nombre de 10 000 retenu par la CONADEP 67 afin de prendre en compte les

    cas de disparitions qui navaient pas fait lobjet de plainte. Ce nombre na pas

    de base relle mais est par la suite revendiqu par toutes les organisations et

    acquiert une forte porte symbolique.

    Le rapport Nunca Ms, bientt devenu le best-seller de lpoque 68, se

    base donc sur des tmoignages danciens dtenus-disparus et de leurs

    proches. Si le tmoignage acquiert une telle importance, cest quil existe trs

    peu de preuves de la rpression, les militaires ayant eu le temps danticiper leur

    dpart dans les dernires annes du PRN69. Il est doubl de la diffusion dun

    documentaire ponyme diffus la tlvision en juillet 1985, o des anciens

    dtenus et leurs proches relatent leur exprience70. Le gouvernement maintient,

    lui, sa position que la violence fut cause par deux dmons . Ainsi, avant la

    diffusion du documentaire en soi, le Ministre de lIntrieur apparait lcran

    pour prciser que ce qui va suivre nest quun aspect du drame et de la

    violence en Argentine 71, lautre tant celui des groupes arms dextrme-

    gauche.

    Deux visions contradictoires saffrontent donc dans lespace public : celle

    dun Etat terroriste porte par le Nunca Ms et celle des deux dmons du

    gouvernement dAlfonsin. Ce paradoxe est dterminant pour comprendre un

    nouveau conflit de reprsentations.

    3.Conflits de mmoires au sein des affects

    a. Mmoire victimaire ou mmoire militante ?

    Suite au rendu du rapport de la CONADEP, le procs des Juntes militaires

    dbute en avril 1985. Comme pour le Nunca Ms en lui-mme, ce sont de

    nouveau les proches de disparus et les survivants des centres de dtention qui

    Personas, 1984, 499p. 67 Op.cit. Tahir (2011), p.82 68 Op.Cit. Carnovale (2006) p.5 69 Op.cit. Romero (2012) p.276 70 Op.cit. Feld (2006) p.5

  • ~ 31 ~

    sont appels tmoigner. Nous lavons vu, le discours des organisations d

    affects et notamment des Madres placent leur combat dans un cadre

    gnral de dfense des droits de lHomme. Lidentit politique de leurs enfants

    nest pas mise en avant. Avec le maintien en vigueur de la thorie des deux

    dmons, les survivants ne peuvent non plus revendiquer leur pass de

    militants, au risque dencourir une condamnation.

    Leur mmoire danciens militants est peu peu efface au profit dune

    mmoire dpolitise 72 pour que ne reste plus que leur condition de

    survivants aux atrocits de la dictature. Les esprances qui animaient toute

    une partie de la classe politique dans les annes 1970 encourent alors un

    risque de tomber dans loubli. Cela pose plusieurs problmes qui ressurgiront

    plus tard. Dune part il nest pas tabli qui, des dtenus-disparus, a vraiment eu

    recours des actes de violence dans le cadre de gurillas, dautre part, ce

    positionnement de victime empche une lecture politique des vnements.

    Comme nous lavons mentionn, le PNR stablit sur un projet de rtablir

    lordre valeurs chrtiennes et occidentales 73 un capitalisme exacerb. Dans

    ce cadre, on peut considrer que la disparition force de personnes fut un

    moyen daction servant un dessein plus vaste et non une finalit en soi. En se

    positionnant en victimes, les survivants perdent leurs images de dfenseurs

    dun autre idal politique, et donc un possible hritage de ces valeurs. Il y a l

    un dplacement des valeurs et des dlimitations entre politique et moral 74.

    Philippe Mesnard emploie cette expression pour dcrire le processus de la

    construction de la figure de victime qui sopre la mme poque en Europe

    dans la construction de la mmoire de la Seconde Guerre Mondiale :

    Alors que les figures de la victime taient indexes sur lhrosme et laction politique, alors que la rsistance (antifasciste, anti-imprialiste) tait lun des grands pourvoyeurs dimages salvatrices et rdemptrices, un dplacement des valeurs sopre. La victime est alors lie lide de ltre sans dfense (tels que les juifs dports en deviennent les figures exemplaires) et cest lhumanitaire qui pourvoit alors en sauveurs (de mme que le Juste devient un acteur primordial du sauvetage des juifs perscuts 75

    71 Op.cit. Carnovale (2006) p.5 72 Op.cit; Carnovale, Vctimizacin-inocentizacin y despolitizacin pp.7-9 73 Op. Cit. CONADEP, Nunca Ms, (1984) 74 MESNARD Philippe, La tension des identits mmorielles , Rue Descartes n66, 2009 75 Op.cit Mesnard (2009) p.5

  • ~ 32 ~

    Il est intressant que ces deux dplacements de valeurs soprent au mme

    moment, alors que la dictature argentine est acheve depuis deux ans peine.

    Cette constitution en victimes danciens dtenus et de membres

    dorganisations de droits de lHomme ne fait nanmoins pas lunanimit.

    LAsociacion de Ex Detenidos Desaparecidos (Association dEx Dtenus-

    Disparus AEDD) se cre cette poque justement en opposition ce

    nouveau positionnement victimaire, en revendiquant ne pas tre seulement

    des survivants de la rpression, mais galement dun certain activisme

    politique 76. LAEDD se construit donc sur le refus dintgrer sa mmoire un

    discours gnral de dfense des droits de lHomme, se faisant porteuse dune

    mmoire politise, et fait ainsi figure dexception dans un paysage associatif

    de plus en plus vari. Nous verrons par la suite comment cette position sera au

    centre des conflits de mmoires contemporains.

    Le discours port par lAEDD reste pourtant minoritaire et limaginaire

    collectif retient la figure de disparus comme victimes77. Lorsque le

    gouvernement met en place un dcret donnant droit aux anciens dtenus et aux

    familles de disparus une indemnisation, on peut considrer que cette ide de

    victimisation sinstitutionnalise78. Ce point est galement lorigine dune

    autre division au sein des organisations daffects.

    b. Scission des Mres de la Place de Mai

    Cette question accroit en effet les tensions au sein de deux branches des

    Mres de la Place de Mai qui finissent par se sparer en 1985. Dune part les

    Madres de Plaza de Mayo Linea Fundadora (Mres de la Place de Mai Ligne

    Fondatrice Madres LF) qui, comme la majorit des organisations de droits de

    lHomme acceptent cette mesure. Elles reconnaissent ainsi la figure du

    dtenu-disparu . Dautre part, lAssociation Mres de la Place de Mai, qui sy

    oppose au nom de l apparition en vie de leurs enfants. Accepter une

    76 VAN DRUNEN Saskia Paula Caecilia, Struggling with the past : the human rights movement

    and the politics of memory in post-dictatorship Argentina (1983-2006), 2010, p.174 77 Op.cit Carnovale, Vctimizacin-inocentizacin y despolitizacin pp.7-9 78 GUEMBE Mara Jos, La Experiencia Argentina de Reparacin Econmica de Graves Violaciones a los Derechos Humanos., CELS, 2006

  • ~ 33 ~

    indemnit revient en effet admettre que leurs enfants disparus sont morts.

    Elle peroit lindemnisation des proches de disparus et des survivants comme

    une tentative du gouvernement Alfonsin de mettre un terme leur lutte pour la

    justice et la vrit79. Cette crainte se rvlera bientt fonde face aux lois

    nouvelles lois damnistie qui marquent la fin du mandat dAlfonsin.

    3. La fin du rgne de la justice

    Le fait que le procs des Juntes militaires de 1985 soit lorigine de

    divisions au sein du Mouvement pour les droits de lHomme tmoigne dune

    difficult de ses acteurs sur le sens donn la mmoire de ces vnements. Le

    gouvernement prend pourtant le contre-pied de ce mouvement deffervescence

    de dbats et dintrts pour la cause en prenant peu peu le chemin de

    limpunit 80. La premire tape de ce changement de discours est le verdict

    du procs en lui-mme : si Videla et Massera, respectivement commandants en

    chefs de lArme de Terre et de la Marine lors de la premire junte sont

    condamns la rclusion perptuit, trois autres des gnraux des

    diffrentes Juntes sont condamns des peines minimes, et le reste

    innocents81.

    Les associations rejettent massivement ce verdict, et semparent de tous les

    recours juridique possibles. Fin 1985, le gouvernement fait alors voter une loi

    dite de Point final fixant un dlai de deux mois pour prsenter toute plainte

    contre les forces armes et forces de scurit82. Le mouvement des droits de

    lHomme, soutenu par des commissions juridiques locales, sorganise

    activement pour multiplier le nombre de plaintes. Au terme de ce dlai la justice

    recueille des plaintes concernant plus de 1000 personnes83, ce qui ntait pas

    leffet escompt par le gouvernement. Une nouvelle loi dite d Obissance

    due vient alors assurer les militaires et policiers dtre pargns de toute

    poursuite, en stipulant que tout acte de rpression de ces forces pendant la

    79 Ibid. 80 Raggio (2004) p.10 81 Ibid. 82 Loi n 23 492 du 23 dcembre 1986 de Point final Texte complet disponible ladresse

    suivante : http://www.derechos.org/ddhh/arg/ley/final.txt 83Op.cit. Raggio (2006) p.8

    http://www.derechos.org/ddhh/arg/ley/final.txt
  • ~ 34 ~

    dictature tait du la ncessit de se soumettre aux ordres84. Il ny a donc pas

    de vritable puration des institutions militaires 85, comme le souligne Enzo

    Traverso LESMA continue donc dtre un lyce militaire tel quelle le fut durant

    la dictature.

    Comme le souligne Luis Alberto Romero, ces lois se rvleront tre

    contre-productives dans la mesure o elles ntaient souhaites par

    personne : la droite, proniste ou librale, parce quelle tait partisane dune

    amnistie complte ; les secteurs progressistes pour ne pas rpondre leurs

    revendications politiques 86. Par ailleurs lArgentine fait face la fin des

    annes 1980 une nouvelle crise conomique, hritire de louverture massive

    des capitaux linternational durant la dictature, qui contribue dtourner

    lopinion publique de son intrt croissant pour la mmoire87. Les organisations

    de droits de lhomme demeurent alors les seuls garants dune mmoire

    menace, sorte de voix solitaire cherchant toucher les oublieux et les

    indiffrents, mais sans avoir quasiment accs lespace mdiatique. 88

    La priode de retour la dmocratie est donc caractrise par des

    ambivalences et des conflits de mmoire. Le gouvernement de Raul Alfonsin ne

    rpond que partiellement aux demandes des organisations de droits de

    lHomme de vrit et de justice.

    La vrit des horreurs perptres par le rgime militaire est rvle par

    le rapport Nunca Ms de la CONADEP. La mmoire qui sinstaure alors dans

    limaginaire collectif est divise : certains reprennent le discours

    gouvernemental sur la lgitimit daction du PNR face au dmon subversif .

    Dautres au contraire retiennent surtout la cruaut des moyens dactions face

    des dtenus-disparus rduits un rle de victimes. Il ne se constitue pas une

    mmoire politique des vnements, comme orchestrs dans le cadre dune

    lutte idologique par un rgime autoritaire.

    La justice est assure par un procs des Juntes militaires dont la porte

    84 Loi n23 521 du 4 juin 1987 dObissance due . Texte complet :

    http://www.derechos.org/ddhh/arg/ley/ley23521.txt 85 Op.cit. Traverso (2005) p.52 86 Op.cit. Romero (2012) p.283 87Ibid. El plan austral, la inflacin y la crisis del Estado pp.287-292 88 Op.cit. Feld (2006) p.7

    http://www.derechos.org/ddhh/arg/ley/ley23521.txt
  • ~ 35 ~

    ne sera pas celle escompte, et des mesures dindemnisation qui divisent

    organisations d affects . Les Lois dobissance due et de Point final sont

    un nime coup dur pour ces organisations, qui ressortent affaiblies de cette

    premire priode de transition dmocratique.

    C. Les annes Menem : exacerbation du conflit entre mmoires

    1. Oubli et rconciliation

    Cest dans un contexte de crise conomique et dune mmoire en

    lthargie Raul Alfonsin cde le pouvoir Carlos Menem en juillet 1989, avec six

    mois danticipation sur la date prvue. Menem incarne un pronisme de droite

    renouvel, qui concilie un programme conomique ultralibral prenant le

    contrepied du gouvernement prcdent et la promesse dune Argentine

    rconcilie de ses tensions passes89.

    Menem se fait ainsi porteur dune nouvelle mmoire, celle de la

    rconciliation. En tant que proniste, il a t prisonnier politique (et non dtenu-

    disparu) pendant toute la dictature, ce qui lui permet de se prsenter lui-mme

    comme une victime des Juntes militaires90. Sil a souffert, il faut aller de

    lavant pour construire la nouvelle Argentine. Dans ce cadre, Menem octroie

    une grce prsidentielle par deux dcrets conscutifs, en 1990 et 1991. Ces

    dcrets donnent un nouvel lan la thorie des deux dmons : ils sappliquent

    aux cadres des Juntes militaires emprisonns lors du procs de 1985, dont

    Jorge Videla et Rafael Massera, mais galement des anciens membres de

    guerrillas de gauche, dont lemblmatique Mario Firmenich, un des anciens

    leaders des Montoneros91.

    Menem donne donc une nouvelle interprtation la thorie des deux

    dmons, quil justifie au nom du pardon. Pour Paul Ricoeur la proximit plus

    89Op.cit Raggio (2006)p.11 90 Ibid. 91 Ibid. Dcrets prsidentiels n2741-2749 consultables en intgralit sur

    http://archivohistorico.educ.ar/

    http://archivohistorico.educ.ar/
  • ~ 36 ~

    que phontique, voire smantique, entre amnistie et amnsie signale

    l'existence d'un pacte secret avec le dni de mmoire qui [] l'loigne en vrit

    du pardon aprs en avoir propos la simulation . 92 La motivation nest donc

    pas le pardon mais loubli, antagoniste lide mme de mmoire.

    Les organisations daffects manifestent avec virulence contre ce recul

    de la justice, ce qui nempche pas leur application. Une nouvelle

    reprsentation du pass va nanmoins merger sur la scne publique et

    marquera un renouveau de lorganisation de la lutte pour la mmoire, la justice

    et la vrit.

    2. Le renouveau de la mmoire

    a. LESMA rige en symbole

    En 1995, le journaliste et ex-Montonero Horacio Verbitsky ralise un

    entretien avec un ancien marin de lESMA, Adolfo Scilingo. Celui-ci admet avoir

    particip aux vols de la mort qui, comme nous lavons vu, consistaient jeter

    des dtenus-disparus en vie dans le Rio de la Plata93. Cette confession

    apparait dans un livre, Vuelos, et est retransmise la tlvision. Si la socit

    avait dj eu cho de ces pratiques lors de la diffusion du documentaire Nunca

    ms, la diffrence est ici que linformation provient dun militaire lui-mme. Cela

    eut pour consquence dinstaurer de nouveau au centre du dbat politique le

    thme de la rpression illgale durant les annes de la dernire dictature

    militaire 94.

    Dans ce renouveau dun intrt pour le pass rcent, la sociologue

    franco-argentine Claudia Feld montre comment la tlvision joue un rle central

    et est lorigine de nouvelles reprsentations de la dictature dans laquelle

    lESMA acquiert une nouvelle reprsentation symbolique95. Par exemple, en

    1998 parat le documentaire ESMA : le jour du procs o des images des

    diffrents difices de lEcole de la Marine sont accompagnes en voix-off

    92 RICOEUR Paul, La mmoire, l'histoire, l'oubli, Seuil, Paris, 2000, p.586 93 Op.cit. Raggio (2006) p.11 94 Op.cit Carnovale (2006)p.9

  • ~ 37 ~

    dextraits audio du procs des Juntes. Dans ce documentaire, les emblmes

    fondamentaux de la rpression dictatoriale sont limage du btiment de lESMA

    et le visage de lex-amiral Massera 96. Pour les raisons nonces

    prcdemment, lESMA avait dj acquit une place importante dans la

    reprsentation collective des crimes de la dictature. Avec ces nouvelles images,

    elle devient le symbole de lhorreur, qui gagne une nouvelle fois la place

    publique97 .

    La mmoire collective des dtenus-disparus est ravive. En tmoignent des

    actes de commmoration de plus en plus nombreux, notamment auprs des

    jeunes gnrations98.

    b. HIJOS : la naissance dune mmoire sociale

    Cette nouvelle reprsentation de lhorreur est accompagne de larrive

    dune nouvelle association : Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y

    el Silencio (Enfants pour lIdentit et la Justice contre lOubli et le Silence

    HIJOS), qui fait sa premire apparition publique lors de la commmoration des

    20 ans du coup dEtat, le 24 mars 199699. Elle est constitue denfants de

    dtenus-disparus, dexils et de prisonniers politiques, unis par la volont de

    rattribuer le rle de militants politiques de leurs parents, allant jusqu

    revendiquer leur esprit de lutte100 . HIJOS innove en inventant un nouveau

    type de manifestations : les escraches . Ils consistent se regrouper

    langle dune rue o vit un rpresseur101 de la dictature et de signaler son lieu

    de vie par de la peinture rouge ou des panneaux. HIJOS remplit son discours d

    usages publics de lHistoire 102 bass sur des rfrences communes fortes,

    avec des slogans comme Comme aux nazis a va leur arriver, o qu'ils aillent

    nous irons les chercher 103. Pour Vera Carnovale, les modes dactions

    singuliers de HIJOS et leurs revendications dtre des enfants de militants,

    95 Op.cit. Feld (2006), Le temps de la tlvision, pp.7-11 96 Ibid. 97 Op.cit. Raggio (2006) p.11 98 Ibid. 99 Op.cit. Carnovale (2006) p.10 100 Ibid. 101 HIJOS emploie le terme de gnocidaires 102 Op.cit Traverso (2005) p.87 103 Cit par Diego (entretien n2, 26/05/2014)

  • ~ 38 ~

    coupls aux rvlations sur les vols de la mort sont lorigine dune re-

    politisation de la mmoire 104. Les escraches peuvent galement tre

    considrs comme une premire tape dune rappropriation de lespace public

    des fins mmorielles.

    En parallle, des membres importants dorganisations de droits de lHomme

    se retrouvent dans la cration dune nouvelle association, Memoria abierta

    (Mmoire ouverte), qui a pour but de constituer un centre darchives de

    tmoignages oraux sur le terrorisme dtat 105. Est galement cre la

    Comision provincial por la Memoria (Commission provinciale pour la Mmoire)

    avec le mme objectif de rassembler des tmoignages106. Ces deux nouvelles

    instances tmoignent dune volont de certains acteurs de transcender laspect

    motionnel jusqu prsent central pour au contraire documenter et organiser la

    mmoire.

    La mmoire est donc porte par de nouveaux acteurs, et parmi eux une

    nouvelle gnration : celle des enfants des victimes de la rpression ns dans

    les annes 1970.

    En 1998, deux projets vont pousser lexistence de nouveaux conflits de

    mmoire entre les diffrentes associations et lEtat mnmiste, articuls autour

    de la demande de lieux de mmoire.

    3. Le temps des lieux

    Lide de lieux de mmoire nest pas entendue ici au sens large de Pierre

    Nora qui inclue muses, archives, cimetires et collections, ftes,

    anniversaires, traits, procs-verbaux, monuments, sanctuaires,

    associations 107 mais de lieux physiques. La mmoire de la dictature va en

    effet partir du milieu des annes 1990 se construire autour de lieux ayant

    fonctionns comme centres clandestins de dtention et de lieux de

    104 Op.cit. Carnovale (2006) p.8 105 PITTALUGA Roberto, critures du pass rcent argentin : entre histoire et mmoire , Matriaux pour l'Histoire de notre temps n81, 2006, p.5 106 Ibid. 107 Op.cit. Nora (1984) p.28

  • ~ 39 ~

    recueillement108, et les lieux deviennent un enjeu politique de la politique de la

    mmoire adopter. Deux projets en tmoignent : le parc pour la Mmoire et le

    projet interrompu de parc pour la Rconciliation sur lespace de lESMA.

    a. Le parc pour la Mmoire

    Le parc pour la Mmoire est un projet de la municipalit de Buenos Aires

    port par certaines associations de droits de lHomme, dont notamment la

    rcente Memoria Abierta. Lide est de crer, le long du Rio de la Plata, un

    vaste espace vert regroupant diffrentes uvres de commmoration et

    notamment un Monument aux victimes du Terrorisme o apparaitraient les

    noms des dtenus-disparus recenss par la CONADEP, tout en laissant un

    espace pour incorporer les noms de nouvelles personnes retrouves109. Une

    commission a en charge de retenir les autres projets artistiques prvus via un

    appel doffre, auxquels rpondent plus de 500 artistes110. Lexistence dun tel

    projet tmoigne dune volont de certains acteurs publics et associatifs de

    conserver la mmoire en dpit dune politique dEtat qui considre le pass

    comme rvolu. Le parc de la Mmoire attire nanmoins des critiques virulentes

    de nombreuses associations de proches de disparus, parmi lesquelles HIJOS,

    lAEDD et lAssociation Mres de la Place de Mai qui sopposent au projet

    quelles peroivent comme une tentative de remplacer la justice par des actes

    commmoratifs111. La cration du parc de la Mmoire illustre donc deux

    choses. Dune part, lapparition dune mmoire institutionnalise par des lieux

    qui se construisent sans lEtat, par une initiative locale et un milieu associatif.

    Dautre part, une division forte entre diffrentes associations sur lide de lieux

    de mmoire.

    108 PERSINO Mara Silvina Memoriales, museos, monumentos: la articulacin de una memoria publica en la Argentina posdictadorial , Revista Iberoamericana, Vol. LXXIV, n 222, 2008 109 Site institutionnel du parc pour la Mmoire http://parquedelamemoria.org.ar/historia/

    [consult le 07/07/2017] Loi n46 du 21/07/1998 disponible en intgralit ladresse suivante :

    http://200.5.102.78/es/legislacion/normas/leyes/ley46.html 110 Op.cit. Persino (2008) p.6 111 Ibid.

    http://parquedelamemoria.org.ar/historia/http://200.5.102.78/es/legislacion/normas/leyes/ley46.html
  • ~ 40 ~

    b. Le parc de la rconciliation

    Cette mme anne 1998, Menem dcide de donner lESMA une

    nouvelle signification. Il ordonne lvacuation des militaires encore prsents

    lESMA la base navale de Belgrano, situe lextrieur de Buenos Aires.

    Lide, aprs lvacuation du lieu, est de dtruire les btiments et den faire

    un parc de la rconciliation ayant pour but de laisser derrire les antinomies

    et dassumer les leons de lhistoire rcente, en exprimant pleinement la

    volont de conciliation des argentins 112. Alors que le Parc pour la Mmoire

    prvoit un monument aux victimes du Terrorisme, ce projet prvoit dinclure au

    centre du parc un monument l union nationale 113. Pour Tzvetan Todorov

    le choix de loubli ou du souvenir est une construction collective, consciente ou

    non.114 Mais lorsque quil sagit dune vision du pass unilatralement construite

    et impose, il sagit dun abus de la mmoire 115. La volont de dtruire

    lESMA et de la remplacer par un parc de la rconciliation rpond cette

    description. Todorov montre que la socit a tendance se construire en

    opposition aux abus pour adopter un bon usage de la mmoire 116. Cest ce

    qui sopre face ce projet : les organisations de droits de lHomme, renforces

    par la venue dHIJOS, prennent conscience de limportance de conserver

    lESMA. Elles saisissent la Cour suprme qui dclare le dcret prsidentiel

    inconstitutionnel, estimant que lESMA constitue un patrimoine culturel

    commun 117. Cela marque la premire tape dune organisation de plusieurs

    acteurs publics et associatifs dans la demande dun Espace pour la Mmoire

    sur le site de lESMA.

    Le projet de parc de la rconciliation lESMA constitue donc le dernier

    signe dune politique dEtat construite en opposition lide-mme de mmoire,

    et le rejet de ce projet la premire tape de la cration de lEspace pour la

    Mmoire, futur Espace pour la Mmoire et les Droits de lHomme institution

    laquelle nous allons maintenant nous intresser. 112 Dcret 8/98 du 6 janvier 1998. Disponible en intgralit sur

    http://infoleg.mecon.gov.ar/infolegInternet/anexos/45000-49999/48329/norma.htm 113 Op.cit. Van Drunen (2010) p.253 114 TODOROV Tzvetan, Les abus de la mmoire, [2e dition] Seuil, Paris, 1995 pp.14-15 115 Ibid. 116 Ibid. 117 Horavio Verbitsky, La ESMA es del pueblo, Pgina 12, 17/10/1998 [consult en ligne le

    02/07/2014) http://www.Pgina12.com.ar/1998/98-10/98-10-17/pag03.htm

    http://infoleg.mecon.gov.ar/infolegInternet/anexos/45000-49999/48329/norma.htmhttp://www.pagina12.com.ar/1998/98-10/98-10-17/pag03.htm
  • ~ 41 ~

    ********************

    La deuxime moiti du XXe sicle en Argentine est donc marque par

    sept ans dune dictature militaire qui instaure une violence dEtat causant la

    disparition de milliers de personnes. Face ce moment marquant de lhistoire,

    les diffrents gouvernements qui succdent la Junte militaire adoptent des

    postures ambivalentes, mais ne mettent pas en place une relle politique de

    condamnation de la rpression. Les associations de proches de victimes et de

    droits de lHomme restent les seuls porteurs de mmoire, sans pour autant

    sentendre sur une vision commune du pass.

    Le XXe sicle sachve par une nouvelle crise conomique, qui plonge le

    pays dans la pauvret et linstabilit politique. Sept gouvernements se

    succdent en lespace de quelques mois118. En 2003, Menem est de nouveau

    candidat aux lections. La mouvance de gauche du pronisme se rassemble

    autour de la personnalit de Nstor Kirchner, gouverneur de la province de

    Santa Cruz, en Patagonie, qui est un inconnu pour la majorit de la population

    argentine. Il est lu par dfaut suite au retrait de Menem, sur les promesses

    dune Argentine mancipe de limprialisme amricain, dun progrs social et

    dune nouvelle politique de mmoire119.

    Ce dernier point va en effet tre un lment central de la politique kirchnriste

    qui sinitie alors, et qui perdure aujourdhui sous la gouvernance de Cristina

    Kirchner, lue la tte de lEtat suite son mari en 2007 puis rlue en 2011.

    Par quels moyens ? Selon quels processus ? Cest ce que nous allons

    maintenant examiner, en montrant que lESMA est un lieu qui cristallise tous les

    enjeux de mmoire de la dictature en Argentine.

    ********************

    118 Op.cit. Romero (2012), Chapitre X : Crisis y reconstruccin, 1999-2005 pp.339-368 119 Ibid.

  • ~ 42 ~

    II. Lex-ESMA et les Kirchner : le difficile chemin dune mmoire apaise

    Depuis le dbut du XXe sicle lESMA a dj eu plusieurs vies : centre de

    formation de la Marine, elle devint dans les annes 1960 un lieu cl de

    lenseignement de la doctrine antisubversive, avant dabriter au sein du Casino

    des Officiers le plus grand centre clandestin de dtention de la dictature. En

    plus des salles de torture et de dtention, il inclut une maternit clandestine et

    une salle de rcupration o certains militants politiques et journalistes sont

    forcs crire des discours et des articles de propagande pour lamiral

    Massera. Aprs la dictature, lESMA devient le symbole de lhorreur et de la

    barbarie. Avec le projet de parc pour la mmoire de Menem, lESMA se rvle

    la population comme un lieu du souvenir, en opposition loubli. Quand

    Kirchner arrive au pouvoir, il y a donc une forte demande des associations de

    proches de victimes et de droits de lHomme pour obtenir un lieu de

    commmoration.

    Aujourdhui, lESMA a t renomme Espace pour la Mmoire et les Droits

    de lHomme (ex-ESMA). Elle contient dune part un site de mmoire qui

    regroupe les diffrents btiments ayant servi de centres clandestins de

    dtention et qui sont accessibles au public par des visites guides. Lex-ESMA

    contient galement des difices appartenant la plupart des organisations

    daffects que nous avons signal en premire partie : HIJOS, les deux

    associations de mres de la place de Mai, Abuelas, Familiares. Sont galement

    prsentes des institutions publiques : lArchive Nationale de la Mmoire, le

    Centre Culturel de la Mmoire Haroldo Cont120i, lInstitut des Politiques

    Publiques des Droits de lHomme du Mercosur, le Centre International

    dEducation en Droits de lHomme de lUNESCO. Enfin, sy trouvent depuis

    2011 le sige de la chane de tlvision publique Canal Encuentro et depuis

    2014 le Muse des Malouines.

  • ~ 43 ~

    Comment est-on pass de lEcole de la Marine cet espace multi-acteurs ?

    Le moment de rcupration de lESMA sest fait la fois dans une

    crmonie marquante et dans une priode de transition o mergent de

    nombreux dbats sur le devenir de cet espace.

    A. La rcupration de lESMA : entre symbolisme et conflits de reprsentation

    Comme nous lavons vu la date anniversaire du coup dEtat de 1976 a

    acquis une forte porte symbolique avec les grands rassemblements organiss

    chaque anne par les organisations de droits de lHomme, et notamment les

    Mres de la place de Mai. La rcupration de lESMA par Nstor Kirchner le

    24 mars 2004 va lui donner une nouvelle porte, en marquant le dbut de

    linstitutionnalisation de la politique de mmoire par lEtat argentin. On peut

    considrer ce moment comme une rupture qui va faire passer lESMA dun

    symbole de la rpression celui dune nouvelle politique de mmoire.

    Cette dcision, si elle regroupe les associations autour dun projet commun,

    attise les conflits dj exacerbs durant la dcennie prcdente. Au sein des

    acteurs impliqus dans le projet du nouvel Espace pour la Mmoire et les Droits

    de lHomme, elle fait merger de nombreux dbats sur la marche suivre face

    ce lieu de mmoire. Ces dbats portent autant sur loccupation du site de

    lESMA que sur les stratgies narratives adopter.

    1. Le 24 mars 2004 : un moment fdrateur

    Les personnes interroges121 considrent de manire unanime le 24

    mars 2004 comme un tournant politique. Comme Diego, qui tait prsent la

    120 Haroldo Conti est un crivain et scnariste qui fut enlev par le rgime en 1976 et reste

    disparu. 121 Voir descriptif en annexe

  • ~ 44 ~

    crmonie :

    Le 24 mars, je noublierai jamais ce moment. Ctait historique. On savait que quelque chose se prparait lESMA mais je navais pas pris conscience de limportance que lvnement aurait. Au dbut je ne voulais pas y aller, parce que je restais assez sceptique. Et puis le matin jai entendu la radio que Kirchner avait dcroch les portraits des gnraux du collge militaire. Je me suis dit que ctait une nouvelle re qui sannonait, quil ne fallait pas rater a. Donc finalement je suis all la crmonie laprs-midi. Et a a t un moment exceptionnel.

    Diego, 26/05/2014

    Diego dit avoir dcid spontanment de se rendre la crmonie suite

    au premier temps fort de cette journe : dans la matine, Nstor Kirchner se

    rend au Collge militaire, qui avec lESMA constitue le deuxime lieu important

    des forces armes Buenos Aires, et ordonne au chef des Armes, Roberto

    Bendini, de dcrocher les portraits de Jorge Videla et de Reynaldo Bignone122.

    Kirchner rompt ainsi avec les politiques dindulgence envers larme des

    gouvernements prcdents et envoie un message clair de rupture.

    Laprs-midi, suit la crmonie dinauguration de lEspace pour la

    Mmoire, la Promotion et la Dfense des Droits de lHomme, laquelle

    assistent des dizaines de milliers de personnes123. Elle dbute par la signature

    dun accord entre Kirchner, au nom de lEtat et du gouverneur de la ville de

    Buenos Aires, Anibal Ibarra124. Le texte reprend deux lois plus anciennes jamais

    appliques. Dune part une loi du gouvernement de la ville de Buenos Aires de

    2000 qui stipule que les btiments dans lesquels a fonctionn lEcole de

    Mcanique de la Marine seront destins au dnomm Muse de la

    Mmoire 125. Dautre part le texte mettant en place une entit spcifique

    charge dorganiser la cration de ce muse et dorganiser les politiques de

    mmoire de la ville de Buenos Aires : lInstituto Espacio para la Memoria

    122 Nora Veiras, Quedaron los clavos para la historia, Pgina 12, 25/03/2004 [consult en ligne

    le 01/06/2014] http://www.Pgina12.com.ar/diario/elpais/1-33242-2004-03-25.html 123 Victoria Grinzberg, La verdad es la liHetadaHsoluta,P=gia,5//5[IosultYeligele29/05/2014] http://www.Pgina12.com.ar/diario/elpais/1-33243-2004-03-25.html]

    124 Accord n8/04 du 24 mars 2004 http://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma_legal.html 125 Loi 392 du 01/06/2000 disponible en intgralit sur

    http://www.ciudadyderechos.org.ar/ddhh/derechosbasicos_l.php?id=7&id2=239&id3=5313

    http://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-33242-2004-03-25.htmlhttp://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-33243-2004-03-25.htmlhttp://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma_legal.htmlhttp://www.ciudadyderechos.org.ar/ddhh/derechosbasicos_l.php?id=7&id2=239&id3=5313
  • ~ 45 ~

    (Institut Espace pour la Mmoire IEM) 126.

    Suite la signature de cet accord, les grilles de lESMA sont ouvertes et

    la foule parcourt le lieu pour la premire fois. Diego dit tre rest lextrieur

    car il ne se sentai[t] pas encore prt 127. Le fait que quelquun qui na pas

    connu la dictature Diego est n en 1985- dise ne pas pouvoir affronter ce lieu

    tmoigne de la forte importance symbolique qua acquis lESMA la fin du XXe

    sicle.

    Puis la crmonie reprend. Julia, qui y assiste la tlvision, dit que

    ctait en mme temps mouvant et trs politique 128. Elle attribue le

    politique au positionnement de Kirchner, la fois comme activiste proniste et

    comme chef de lEtat. Kirchner commence en effet par lire un pome dune de

    ses camarades duniversit avec laquelle il militait aux Jeunesses pronistes

    disparue lESMA. Il se positionne donc en premier lieu comme militant. Cest

    dj ce quil avait fait lors de son discours dinvestiture, o il avait dclar Je

    fais partie dune gnration dcime. Punie par de douloureuses absences. Jai

    rejoint