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PAUL-HUBERT POIRIER, La place d’Antonio Orbe dans les études sur la littérature gnostique et apocryphe Pontificia Universitas Gregoriana Estratto Roma 2013 - 94/2 Gregorianum

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PAUL-HUBERT POIRIER, La place d’Antonio Orbe dans les études sur lalittérature gnostique et apocryphe

Pontificia Universitas Gregoriana

Estratto

Roma 2013 - 94/2

Gregorianum

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GREGORIANUM 94, 2 (2013) 243-255 Paul-Hubert POIRIER

La place d’Antonio Orbe dans les études

sur la littérature gnostique et apocryphe1

Quand je suivais son enseignement à l’École pratique des hautes études, dans les années 1975-1979, il me souvient d’avoir entendu Michel Tardieu déplorer le fait qu’Antonio Orbe, qui avait écrit plusieurs milliers de pages sur la gnose2 et, en particulier, sur le valentinisme, était à toutes fins pra-tiques ignoré par les spécialistes, notamment anglophones et américains. Il suffit de parcourir les bibliographies et les index de nombre de monogra-phies parues sur ces sujets depuis le début des années 1970 pour corroborer les propos de Michel Tardieu. Fort heureusement, il y a des exceptions. Christoph Markschies, dans son Valentinus gnosticus?, cite à plusieurs reprises les ouvrages et les articles d’Antonio Orbe, et il en va de même pour le maître actuel des études valentiniennes, Einar Thomassen3. Il reste néan-moins que les travaux d’Orbe sont largement sous-utilisés et méconnus. Une première explication de cette situation tient sûrement à la langue dans laquelle ils ont été rédigés. La même explication vaut d’ailleurs pour l’ignorance de bien des travaux francophones de la part des spécialistes

———–– 1 Communication présentée à la journée d’étude «L’émergence de la pensée chrétienne:

Autour de l’Introduction à théologie des IIe et IIIe siècles d’Antonio Orbe (Cerf 2012)», organisée par Agnès Bastit-Kalinowska et Jean-Michel Roessli, le 22 juin 2012 au Centre Sèvres, Paris.

2 Pour un estimé quantitatif de l’œuvre écrite d’Orbe, voir A. BASTIT, «Antonio Orbe (1917-2003) ou les deux sources du christianisme ancien», Revue d’études augustiniennes et patristiques 51 (2005) 4: «12 000 pages en ce qui concerne les ouvrages scientifiques publiés, et environ 3 000 pages d’articles et notes diverses, le tout condensé sur trois CD-Rom de référence». L.F. Ladaria, dans le liminaire de la traduction de l’Introduction parle de «quelque 30 000 pages — il n’y a aucune exagération dans ce chiffre — de livres, d’articles et de recensions portant sur la théologie patristique, notamment prénicéenne» (11).

3 C. MARKSCHIES, Valentinus Gnosticus? Untersuchungen zur valentinianischen Gnosis mit einem Kommentar zu den Fragmenten Valentins, Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 50, Tübingen 1992. et E. THOMASSEN, The Spiritual Seed. The Church of the «Valentinians», Nag Hammadi and Manichaean Studies 60, Leiden – Boston 2006.

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anglophones ou germanophones. Nous ne sommes décidément plus à l’époque où les historiens de l’antiquité et les érudits lisaient la plupart des langues européennes. Une autre raison du peu d’écho que les travaux d’Antonio Orbe semblent trouver dans certains milieux tient sans doute à leur caractère. Même si elles portent sur de larges thématiques comme l’exégèse johannique, l’anthro-pologie philosophico-religieuse, la christologie ou les conceptions du martyre, et nonobstant le fait qu’elles couvrent l’ensemble de la théologie prénicéenne, les recherches d’Antonio Orbe sont avant tout de minutieuses analyses de textes grecs, latins ou orientaux, souvent transmis dans des conditions qui en rendent la lecture difficile pour ne pas dire risquée. Des analyses qui ne s’accommodent pas de raccourcis et qui exigent un va et vient constant entre les sources, lues dans la langue originelle, et leur inter-prétation. On peut comprendre que, pour qui veut, supposément, prendre de la hauteur et aboutir à une compréhension plus globale de textes souvent lacunaires et obscurs, les considérations prudentes et pointilleuses d’Orbe présentent moins d’attrait. En revanche, pour qui ne se laisse rebuter ni par la langue ni par le style, les travaux d’Orbe sur la gnose demeurent une source inépuisable d’analyses fines et l’exemple d’une lecture sans compromis des textes fondateurs de la pensée chrétienne ancienne, peu importe leur affi-liation doctrinale. Pour cette brève communication, on m’a demandé de mettre en lumière la contribution d’Antonio Orbe à la recherche sur le gnosticisme et les apo-cryphes, ce que je ne pourrai faire que modestement et en m’en tenant essen-tiellement à la première partie de mon titre. Fort heureusement, je n’ai pas à partir de rien. D’autres, meilleurs connaisseurs que moi de l’ensemble de l’œuvre d’Orbe, se sont déjà attelés à la tâche. Mentionnons les articles de Fernando Bermejo Rubio, sur la signification de l’œuvre d’Orbe pour la compréhension du gnosticisme valentinien, de Luis Ladaria, sur la gnose et la théologie prénicéenne vues par Orbe, ou d’Eugenio Romero Pose et Ysabel de Andía, sur le renouvellement des études sur Irénée de Lyon grâce aux travaux d’Orbe4. Également, la bibliographie d’Antonio Orbe, dressée par Romero Pose, comporte, pour les articles, de brèves notices qui en

———–– 4 F. BERMEJO RUBIO, «La significación de la obra de A. Orbe para la comprensión del

gnosticismo valentiniano», Compostellanum 40 (1995) 123-129; L.F. LADARIA, «El P. Antonio Orbe: la gnosis y la teología prenicena», Revista española de Teología 67 (2007) 417-436; E. ROMERO POSE – Y. DE ANDÍA, «Il rinnovamento degli studi su Ireneo di Lione grazie all’opera del p. Antonio Orbe, gesuita spagnolo», in E. CATTANEO – L. LONGOBARDO,ed., Consonantia salutis. Studi su Ireneo di Lione, Nuovi studi sul cristianesimo nella storia. Antichità, Trapani 2005, 9-23.

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résument le contenu5. Dans un premier temps, je voudrais dresser un bilan quantitatif de l’apport d’Orbe à la recherche sur la gnose pour ensuite formu-ler quelques réflexions d’ordre plus général. Rendre compte d’une manière critique de la contribution d’Antonio Orbe à l’étude de la gnose — ou des apocryphes — supposerait de parcourir la totalité de son œuvre. Car, à côté de monographies explicitement consacrées à la gnose ou à Irénée de Lyon sub specie gnoseos, il n’est presque aucun de ses articles qui ne touchent, ne serait-ce qu’incidemment, à la théologie gnostique ou encore aux apocryphes, dans la mesure où on trouve chez ceux-ci des doctrines apparentées à celles des gnostiques. Il nous suffira d’évo-quer ici ses principales publications. Une des toutes premières d’entre elles n’est pas à proprement parler un livre. Il s’agit plutôt de pages issues de sa thèse de doctorat sur Léonce de Byzance6, dans lesquelles il dégage quelques antécédents historiques de la distinction ’ , «selon la pensée», en retraçant l’histoire du terme

. Cet opuscule de quelque 55 pages fait néanmoins figure de pro-gramme pour toute l’œuvre à venir. Orbe y parcourt la distance qui sépare les Actes des Apôtres (où le terme apparaît en 8,22) jusqu’à Léonce de Byzance (un auteur du VIe siècle, souvent confondu avec son homonyme de Jérusalem)7, en suivant la trajectoire d’un terme en apparence anodin. Il montre en effet comment le terme et la notion d’ ont acquis une densité doctrinale nouvelle en entrant dans le champ de la dogmatique par la double voie gnostique et ecclésiastique8. Il établit également que «les epinoiai éoniques des gnostiques et les epinoiai christologiques d’Origène reflétaient fondamentalement la même mentalité»9. Les cinq volumes en six parties, totalisant plus de 3000 pages, des Études valentiniennes, publiées «dans le désordre» sur une période d’une dizaine d’années (1955-1966), constituent sans aucun doute, à mes yeux du moins, le magnum opus d’Antonio Orbe et une œuvre majeure de la recherche sur la gnose et de l’histoire des doctrines du XXe siècle. Le volume II, le premier

———–– 5 E. ROMERO POSE, «Bibibliografia del P. Antonio Orbe», in E. ROMERO-POSE, ed.,

Pléroma, salus carnis. Homenaje a Antonio Orbe, S.J., Santiago de Compostella 1990, 15-52; E. ROMERO POSE, «La obra escrita del P. Antonio Orbe», Revista española de Teología 59 (1999) 149-198.

6 Cela n’est pas signalé par Orbe mais se trouve mentionné dans E. ROMERO POSE – Y. DE

ANDÍA, «Il rinnovamento» (cf. nt. 4), 11. 7 D. STIERNON, «Léonce de Byzance», in A. RAYEZ – A. DERVILLE – A. SOLIGNAC, ed.,

Dictionnaire de spiritualité, IX, Paris 1976, col. 651-660. 8 A. ORBE, Algunos preliminares históricos de la distinción ’ . En torno a la

Filosifía de Leoncio Bizantino, Roma 1955, 52. 9 A. ORBE, Algunos preliminares (cf. nt. 8), 54.

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paru10, est tout entier consacré au fragment 1 d’Héracléon (apud Origène, InIohannem II, XIV, 100-103), qui porte sur le verset 3 du prologue johannique: «Tout ( ) fut par lui, et rien ( ) de ce qui fut, ne fut sans lui». L’ouvrage comprend deux sections, la première dévolue à l’exé-gèse de , la seconde à . Un excursus (B) examine également le fragment 5 (Völker) de Valentin, transmis par Clément d’Alexandrie (Stromate IV, 89-90), sur l’adéquation entre l’image et le modèle11. Le titre donné par Orbe à ce volume (À l’aube de l’exégèse johannique) témoigne de l’importance qu’il accorde à l’exégèse gnostique — de fait la première attestée — du quatrième évangile. Le deuxième volume paru des Études, le cinquième de la série, consacré aux Premiers hérétiques avant la persécution12, comprend lui aussi deux sections, dont la première porte sur Héracléon et l’exégèse de Mt 10,32-33, versets qui traitent de la confession et du reniement «devant les hommes». La seconde section élargit l’enquête au thème de la «crucifixion du Christ supérieur», dont le mythe valentinien fait en quelque sorte le mécanisme par lequel la Sophia superior est séparée ( = ) d’Achamoth, la Sophia inferior. Orbe y étudie au passage «le mystère de la croix dans les Actes de Pierre», tel qu’il se déploie dans le discours par lequel l’apôtre révèle le sens de son martyre, par crucifixion inversée (Martyre 37-38). Ces pages illustrent bien la grande familiarité d’Antonio Orbe avec les apo-cryphes et son approche sans préjugé de la littérature chrétienne ancienne: il n’y avait pas pour lui d’œuvres secondaires ou marginales. Intitulé Vers la première théologie de la procession du Verbe, le volume I des Études, dont la matière est répartie en deux tomes en pagination conti-nue13, reprend des cours professés en 1952-1953, en tenant compte des textes de Nag Hammadi qui commençaient à paraître, dont l’Évangile de la vérité (NH I,3 et XII,2), même si Orbe pensait qu’il était peu probable que «la bibliothèque de Khénoboskion instaure une nouvelle conception relative au Verbe»14, jugement que contredira éloquemment le Traité tripartite, qu’il ne

———–– 10 A. ORBE, Estudios Valentinianos. II. En los albores de la exegesis iohannea, Analecta

Gregoriana 65, Series Facultatis Theologicae, Sectio A, 11, Roma 1955. 11 La discussion d’Orbe anticipe celle de C. MARKSCHIES, Valentinus Gnosticus? (cf. nt.

3), 153-185. 12 A. ORBE, Estudios Valentinianos. V. Los primeros herejes ante la persecución,

Analecta Gregoriana 83, Series Facultatis Theologicae, Sectio A, 15, Roma 1956. 13 A. ORBE, Estudios Valentinianos. I/1. Hacia la primera teología de la procesión del

Verbo, Analecta Gregoriana 99, Series Facultatis Theologicae, Sectio A, 17, Roma 1958; A. ORBE, Estudios Valentinianos. I/2. Hacia la primera teología de la procesión del Verbo,Analecta Gregoriana 100, Series Facultatis Theologicae, Sectio A, 18, Roma 1958.

14 A. ORBE, Estudios Valentinianos. I/1 (cf. nt. 13), III.

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connaissait pas encore15. Dans cet ouvrage, Orbe se penche sur un terme qui, comme celui d’ , «polarise beaucoup d’autres concepts», celui de

, «émission», terme qui connaîtra une grande fortune, autant chez les «orthodoxes» qui lui seront tantôt favorables, tantôt défavorables, que chez les «hérétiques» non valentiniens, de Basilide à Arius et au Candide combattu par Marius Victorinus16. L’étude d’Orbe montre comment la «tra-jectoire» d’une «notion aussi simple» que celle de s’avère capitale pour la théologie prénicéenne, aussi bien celle des «ecclésiastiques» que des «hétérodoxes»17. Orbe reconnaît d’emblée, dans son Ad lectorem, que le titre du troisième volume des Études: L’onction du Verbe, est discutable et que celui-ci aurait pu s’intituler sans autre: «Le baptême de Jésus dans la première théologie»18.De fait, le baptême de Jésus occupe une grande place dans cet ouvrage dont la première esquisse fut inspirée à Orbe, comme il l’avoue lui-même, par la lecture de la Christologie de saint Irénée d’Albert Houssiau (Louvain 1955)19. Plusieurs chapitres du livre sont consacrés à la christologie gnos-tique et anticipent en quelque sorte la grande synthèse qui paraîtra quinze ans plus tard20. Un chapitre est également réservé aux Pseudo-Clémentines(chap. 8: «Elementos de cristología ebionitícas»). «L’obscurité qui entoure la première théologie de l’Esprit est prover-biale». Ce constat que formule Orbe dès les premières lignes du quatrième volume des Études, consacré à ce thème, le dernier à paraître, ne l’a pas empêché de s’y attaquer, bien au contraire21. Treize chapitres et huit excur-sus présentent autant de thèmes doctrinaux et scripturaires qui ont comme dénominateur commun la pneumatologie. Même s’il puise abondamment à la littérature «orthodoxe» ou apocryphe, Orbe traite surtout des conceptions gnostiques relatives au Plérôme, aux couples Sophia/Achamoth et monade/ dyade, ou encore au Logos.

———–– 15 Voir E. THOMASSEN – L. PAINCHAUD, Le Traité tripartite (NH I, 5), Bibliothèque copte

de Nag Hammadi, section «Textes» 19, Québec 1989. 16 A. ORBE, Estudios Valentinianos. I/2 (cf. nt. 13), 516. 17 A. ORBE, Estudios Valentinianos. I/2 (cf. nt. 13), 745. 18 A. ORBE, Estudios Valentinianos. III. La unción del Verbo, Analecta Gregoriana 113,

Series Facultatis Theologicae, Sectio A, Roma 1961, V.19 A. ORBE, Estudios Valentinianos. III. (cf. nt. 18). 20 A. ORBE, Cristología gnóstica. Introducción a la soteriología de los siglos II y III, I,

Biblioteca de Autores Cristianos 384, Madrid 1976; A. ORBE, Cristología gnóstica. Introducción a la soteriología de los siglos II y III, II, Biblioteca de Autores Cristianos 385, Madrid 1976.

21 A. ORBE, Estudios Valentinianos. IV. La teología del Espíritu santo, Analecta Gregoriana 158, Series Facultatis Theologicae, Sectio A, Roma 1966.

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Au terme de la publication des Études valentiniennes et en laissant de côté les articles et les comptes rendus, Antonio Orbe consacrera plusieurs mono-graphies à la gnose, que l’épithète «gnóstico» figure ou non dans le titre. En ordre chronologique, mentionnons tout d’abord l’Anthropologie de saint Irénée, ouvrage dans lequel les gnostiques et surtout les valentiniens occu-pent plusieurs pages22. Il en va de même des deux volumes des Paraboles évangéliques chez saint Irénée. Cet ouvrage est un instrument de travail indispensable pour l’étude de l’exégèse gnostique des paraboles, à laquelle Orbe accorde une place de choix, en contre-point de celle de l’évêque de Lyon23. Fidèle à sa méthode, Orbe procède à une lecture attentive et minu-tieuse des sources gnostiques susceptibles d’éclairer l’exégèse irénéenne. Ce sont cependant les deux volumes de la Christologie gnostique qui représentent, avec les Études valentiniennes, la contribution la plus massive d’Antonio Orbe à la recherche sur la gnose24. Il y met à contribution non seulement les sources hérésiologiques qu’il connaît si bien, mais aussi les écrits gnostiques coptes de Nag Hammadi qui devenaient de plus en plus accessibles en traduction française, anglaise ou allemande. Le cadre retenu par Orbe pour décrire et analyser la christologie gnostique, strictement chro-nologique, est emprunté en grande partie aux évangiles canoniques. Il va du Christ préexistant et prophétisé jusqu’à l’ascension et la «porte du ciel», une image qui figure à moult reprises dans les textes gnostiques ou apocryphes. Chacun des trente-cinq chapitres de l’ouvrage peut être lu pour lui-même, ce qui en facilite l’utilisation. Symptomatique de l’approche globale d’Orbe, qui jamais ne considère les gnostiques de façon isolée, est le sous-titre qu’il a donné à sa Christologie gnostique, ni plus ni moins qu’Introduction à la sotériologie des IIe et IIIe siècles. Ce qui n’a sans doute pas eu comme effet d’écarter les soupçons de sympathie excessive à l’endroit des gnostiques dont l’auteur se dit victime dans son Ad lectorem25. Soupçons dont il se dé-fend en réaffirmant le principe qui a inspiré toute sa démarche scientifique:

Il est impossible d’étudier les grands gnostiques sans l’ouverture nécessaire pour être sur la même longueur d’onde qu’eux. [Car il faut] les présenter comme eux-mêmes se présentaient, les défendre face à des critiques trop ingénues et apprécier

———–– 22 A. ORBE, Antropología de San Ireneo, Biblioteca de autores cristianos 286, Madrid

1969.23 A. ORBE, Parábolas evangélicas en San Ireneo, I, Biblioteca de Autores Cristianos 331,

Madrid 1972; A. ORBE, Parábolas evangélicas en San Ireneo, II, Biblioteca de Autores Cristianos 332, Madrid 1972.

24 A. ORBE, Cristología, I (cf. nt. 20); A. ORBE, Cristología, II (cf. nt. 20). 25 A. ORBE, Cristología, I (cf. nt. 20), XVI.

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les grandes valeurs d’exégèse et de doctrine dans les hauteurs desquelles ils se meuvent spontanément26.

La même vision transparaît dans le premier volume du Il Cristo qu’Orbe a signé avec Manlio Simonetti27. Dans cette anthologie christologique qui couvre les quatre premiers siècles et qui n’est pas sans évoquer l’«encyclo-pédie christologique» éditée plusieurs années auparavant par Gustave Bardy et Alphonse Tricot28, les écrits gnostiques ou apocryphes voisinent les textes «ecclésiastiques» et ils occupent plus de la moitié de l’ouvrage. Quant à la monographie sur la Spiritualité de saint Irénée, elle s’ouvre par plusieurs pages consacrée à Marcion et aux valentiniens29. Orbe marque la distance qui existe entre marcionites et valentiniens. Ceux-ci, dans le cadre de leur anthropologie tripartite (pneumatique – psychique – hylique), conçoivent le «spirituel» d’une manière beaucoup plus «audacieuse»:

homme d’essence divine, fils du Très-Haut, consubstantiel à l’Esprit Saint et, par l’intermédiaire de celui-ci, au Dieu Père; émis directement par Sophia (= l’Esprit Saint personnel) et inséré à l’intérieur de l’individu sensible et rationnel; «pneu-ma» féminin, destiné à la mort par sa venue ici-bas, mais appelé à se rétablir par la gnose30.

La différence existe aussi sur le plan scripturaire:

Les valentiniens, note Orbe, évitaient les positions extrêmes de Marcion. Ni l’Évangile n’était tout à fait nouveau, ni l’Ancien Testament entièrement vétuste. Il y avait pour eux dans les Écritures anciennes des éléments d’inspiration très pure, spirituelle, et dans les Écritures nouvelles, des éléments psychiques31.

Les Études sur la théologie chrétienne primitive, parues en 1994, peuvent être considérées comme le dernier ouvrage d’Antonio Orbe32. Plusieurs des trente-six chapitres qui composent ce recueil abordent des thèmes ou des questions d’intérêt pour l’étude du gnosticisme, qu’il s’agisse de la doctrine de Dieu, de la création ou de l’ecclésiologie. Sept chapitres sont explicite-ment consacrés à Marcion. Dans l’avant-propos du livre, Orbe écrit que «la lecture des premiers écrivains chrétiens, tant hérétiques qu’ecclésiastiques,

———–– 26 A. ORBE, Cristología, I» (cf. nt. 20), XVI.27 A. ORBE – M. SIMONETTI, Il Cristo. Volume I. Testi teologici e spirituali dal I al IV

secolo, Scrittori grecci e latini, Milano 1985, 1990. 28 G. BARDY – A. TRICOT, ed., Le Christ. Encyclopédie populaire des connaissances

christologiques, Paris 1947. 29 A. ORBE, Espiritualidad de san Ireneo, Analecta Gregoriana 256, Roma 1989. 30 A. ORBE, Espiritualidad (cf. nt. 29), XII.31 A. ORBE, Espiritualidad (cf. nt. 29), XIV.32 A. ORBE, Estudios sobre la teología cristiana primitiva, Fuentes Patrísticas. Estudios 1,

Madrid – Roma 1994.

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présentent de nombreux problèmes au théologien», car «les grands auteurs disent beaucoup et présupposent beaucoup. Il vaut la peine de découvrir, en comparaison de ce qu’ils disent, les prémisses qu’ils passent sous silence». Et d’ajouter: «Dans l’étude des ecclésiastiques et des hérétiques, il y a dan-ger d’exagérer, selon les paramètres actuels, l’orthodoxie des premiers et de négliger de précieuses esquisses dans l’hétérodoxie des seconds»33. Quoi qu’il en soit du vocabulaire utilisé ici comme ailleurs chez lui — j’y reviens dans un instant —, l’œuvre d’Antonio Orbe traduit du début à la fin la conviction que la mise en place d’une pensée chrétienne, au cours des trois premiers siècles, est redevable à tous ceux qui se réclamaient de la foi chrétienne, peu importe le camp dans lequel ils se situaient ou dans lequel la polémique du moment les enfermaient. Il y a là une belle leçon d’intégrité et de liberté intellectuelle. Pour conclure, je voudrais formuler quelques remarques qui touchent l’en-semble de l’œuvre «gnostique» d’Antonio Orbe, et tout d’abord sur le voca-bulaire et les catégories auxquels il a recours pour désigner les auteurs, les textes et les théologiens auxquels il a consacré sa vie de chercheur et d’enseignant. Les traducteurs de l’Introduction à la théologie des IIe et IIIe

siècles nous préviennent, dans leur «Avertissement», qu’ils ont conservé «l’usage de la dénomination abrégée “ecclésiastiques” pour désigner, non pas des clercs, mais les “auteurs ecclésiastiques”»; ils ont conservé de même «le couple plus classique “hétérodoxes/orthodoxes”»34. Ces choix s’impo-saient dans la mesure où il s’agissait de traduire l’Introduction et non de la récrire. Ce qui ne signifie que les choix de l’auteur ne puissent être discutés. On constate de fait que, dès ses premières publications, Orbe oppose, comme deux voies, dont les limites ne sont pas toujours définies, «el gnóstico y el eclesiástico, o si se quiere, el heterodoxo y ortodoxo»35. Ces deux couples se retrouveront constamment par la suite, comme le montrent d’ailleurs les quelques citations des ouvrages d’Orbe que nous avons faites. On peut dès lors se demander si Orbe a connu la révolution copernicienne provoquée par la parution, en 1934, du livre de Walter Bauer sur Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme36, ouvrage qui connaîtra une réelle diffusion grâce à la réédition de 1964 et à la traduction anglaise de 1971 (une traduction française ne paraîtra que quelque 75 ans après la première

———–– 33 A. ORBE, Estudios sobre la teología (cf. nt. 32), 1. 34 A. ORBE, Introduction à la théologie des IIe et IIIe siècles, I, Patrimoines. Christianisme,

Paris 2012, 25. 35 A. ORBE, Algunos preliminares (cf. nt. 8), 2. 36 W. BAUER, Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum, Beiträge zur

historischen Theologie 10, Tübingen 1934.

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édition)37. Les conclusions de Bauer ont été largement reprises et elles ont fait l’objet à la fois d’une confirmation et d’une critique dans l’étude fonda-mentale qu’Alain Le Boulluec a consacrée à la notion d’hérésie aux IIe et IIIe

siècles38. Dans la préface à la traduction française de Bauer qu’il a signée, A. Le Boulluec, tout en reconnaissant que «l’enquête de Bauer est gouvernée par l’antithèse entre “hérésie” et “orthodoxie” et [qu’]il la projette en un temps où elle n’existait pas encore», a fort bien apprécié et résumé les acquis du livre du savant allemand:

Certes, écrit Le Boulluec, «orthodoxie» désigne alors simplement la prétention de posséder la foi droite, ce qui conduit à taxer d’erreur ceux dont la doctrine est différente. Mais chaque courant se targue de détenir la vérité, d’être fidèle à la révélation faite par Jésus, ou de prêcher authentiquement l’Évangile, sans avoir encore les moyens d’exclure les autres d’une Église qui n’a pas au Ier siècle, l’organisation institutionnelle capable de produire une telle ségrégation. Il se trouve précisément que le concept opposé, celui d’«hérésie», émerge seulement au milieu du IIe siècle et qu’il est forgé comme instrument de pouvoir par les courants qui prennent progressivement le dessus sous la forme du christianisme ecclésiastique. Des connotations péjoratives commencent à affecter dans les écrits chrétiens les plus anciens le terme hairesis, qui, à la fin de l’époque hellénistique, désigne un «parti», ou une «conviction doctrinale», et, par suite, «une école de pensée». La visée dépréciative est perceptible déjà en Ga 5,20 et 1Co 11,18-19; elle s’aggrave plus tard en 2P 2,1 et chez Ignace d’Antioche, ainsi que dans l’em-ploi de hairetikos en Tite 3,9-11. Mais c’est Justin qui apparaît comme l’inventeur de la notion d’«hérésie». L’analogie polémique entre ceux qui sont stigmatisés comme dissidents et les haireseis, «écoles» philosophiques, permet de priver les adversaires de l’appellation «chrétiens», en ce qu’ils sont censés dépendre de maîtres humains; le concept flou d’«école de pensée» facilite les amalgames, en faisant des signes sociaux et cultuels de l’appartenance au christianisme des faux-semblants. Cette fiction est renforcée par les thèmes issus de l’apocalyptique juive et chrétienne, qui servent à attribuer aux courants combattus une origine satanique, comme «faux prophètes», fauteurs de divisions. L’«hérésie» est née, et devient moteur d’exclusion. Cette innovation ne se produit pas avant le milieu du IIe

siècle, avec l’affermissement des structures ecclésiastiques39.

———–– 37 W. BAUER, Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum, Beiträge zur

historischen Theologie 10, Tübingen 1964; W. BAUER, Orthodoxy and Heresy in Earliest Christianity, translated by a Team from the Philadelphia Seminar on Christian Origins and Edited by Robert A. Kraft and Gerhard Krodel, Philadelphia 1971; W. BAUER, Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme, Seconde édition revue et complétée par un Supplément de Georg Strecker, Patrimoines Christianisme, Paris 2009.

38 A. LE BOULLUEC, La notion d’hérésie dans la littérature grecque, IIe-IIIe siècles. I. DeJustin à Irénée, Collection des Études augustiniennes. Série Antiquité 110, Paris 1985; A. LE

BOULLUEC, La notion d’hérésie dans la littérature grecque, IIe-IIIe siècles. II. Clément d’Alexandrie et Origène, Collection des Études augustiniennes. Série Antiquité 111, Paris 1985.

39 Dans W. BAUER, Orthodoxie et hérésie (cf. nt. 37), 20-21.

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252 PAUL-HUBERT POIRIER

Il y a fort à parier que je me trompe, mais il me semble que le livre de Bauer n’est guère cité par Antonio Orbe, et maint lecteur pourrait se deman-der s’il n’était pas, lui aussi, «gouverné» par une antithèse qui n’existait pas à l’époque des auteurs qu’il étudie40. Pour trancher la question, il faut tout d’abord rappeler qu’Antonio Orbe était avant tout un homme des textes, des sources, et non des conceptualisations ou des reconstructions plus ou moins abstraites. Bien plus, la fréquentation de ses travaux montre que, chez lui, finalement et malgré tout, l’historien des doctrines prenait le pas sur le théo-logien qu’il était aussi. Nonobstant le vocabulaire qu’il utilise, il se laisse rarement aller à des jugements de valeur ou, s’il le fait, ce sera souvent en faveur des adversaires d’Irénée. C’est ainsi qu’il parle des «grandes gnósticos»41, auxquels il reconnaît une véritable démarche exégétique et dont il loue «les constructions audacieuses»42. Dans l’introduction de son livre sur la procession du Verbe, il écrit: «Je veux parer un doute: se peut-il que la gnose hétérodoxe apporte des éléments de valeur, décisifs, au problème trinitaire?» «Je crois que oui», répond-t-il sans hésiter. Et il continue: «La gnose aborde avec prédilection des problèmes que la Grande Église laissait dans l’ombre»43. La lecture de l’ensemble de l’œuvre d’Orbe montre bien que, s’il n’a pas théorisé l’antithèse ecclésiastique-gnostique ou orthodoxe-hérétique, en tout cas pas de la même manière que Walter Bauer et ses émules, il n’a pas moins considéré «ecclésiastiques» et «gnostiques» au même titre, comme appartenant les uns et les autres à la première littérature chrétienne. Une autre caractéristique de l’approche des gnostiques par Antonio Orbe, relevée par Jean-Michel Roessli, est la préférence qu’il accorde aux sources indirectes — hérésiologiques — sur les sources directes, parce que celles-là «lui paraissaient mieux à même de rendre compte des débats et controverses théologiques des IIe et IIIe siècles»44. On peut affirmer que, sur ce point, Orbe avait globalement raison. On pourrait croire, en effet, que l’afflux des sources directes nous dispense de recourir désormais aux réfutations des hérésio-logues. C’est cependant loin d’être le cas. Certaines des sources indirectes sont en effet plus proches dans le temps des systèmes de pensée qu’elles ———––

40 Je n’ai relevé que deux mentions de W. BAUER, Orthodoxie et hérésie (cf. nt. 37), la première dans A. ORBE, Estudios Valentinianos, II (cf. nt. 10), 171 (une simple mention du titre), la seconde dans A. ORBE, Estudios Valentinianos, IV (cf. nt. 21), 712 (dans la bibliographie). En revanche, Orbe cite abondamment l’ouvrage de Bauer consacré à «la vie de Jésus à l’époque des apocryphes du Nouveau Testament». W. BAUER, Das Leben Jesu im Zeitalter der neutestamentlichen Apokryphen, Tübingen 1909.

41 A. ORBE, Estudios Valentinianos, II (cf. nt. 10), 3. 42 A. ORBE, Estudios Valentinianos, IV (cf. nt. 21), V.43 A. ORBE, Estudios Valentinianos, I/1 (cf. nt. 13), XVI et XVII.44 Dans l’avant-propos à A. ORBE, Introduction (cf. nt. 34), 20.

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décrivent que les sources directes. Elles offrent des exposés plus systéma-tiques que celles-ci, et l’on doit souvent se baser sur les premières pour interpréter les secondes. D’autre part, les sources indirectes sont datées, au moins approximativement, et, pour plusieurs d’entre elles, on connaît leurs auteurs. De plus, elles nous procurent des renseignements rares mais pré-cieux, même s’ils sont biaisés, sur les gnostiques eux-mêmes. Enfin, les sources directes ont été pour la plupart conservées en copte, alors que les textes originaux ont été rédigés en grec, langue des sources indirectes, et nous n’avons aucune garantie de la fidélité de ces traductions. En conséquence, pour une approche valable des gnostiques et du gnosticisme, il importe de joindre à une bonne connaissance des sources directes, en l’occurrence les collections gnostiques coptes, une grande familiarité avec les hérésiologues et leurs écrits, comme celle que démontre Orbe. Mais il faut ajouter qu’en dépit de sa préférence pour les témoignages indirects, il est loin d’avoir ignoré les sources directes, en particulier les écrits découverts à Nag Hammadi. Enfin, Antonio Orbe ne s’est pas engagé dans les débats, surgis à vrai dire vers la fin de sa vie, portant sur la définition ou même l’existence de la gnose et du gnosticisme. On connaît la remise en question des catégories de «gnose» ou de «gnosticisme» qui a été faite depuis un certain nombre d’années, notamment par Michael Williams45 et ses épigones46, remise en question qui avait d’ailleurs été engagée bien plus tôt par Morton Smith47,suivi par Michel Tardieu48. La pertinence de ces critiques demeure, mais il demeure aussi que l’usage des termes «gnostique» et «gnose» n’est pas qu’hérésiologique (pour ne mentionner que le psaume naassène cité par le Pseudo-Hippolyte, Elenchos V,10,2). Il y a ici une question d’équilibre et de bon sens dans la lecture et l’interprétation des sources. C’est pour cette raison que Jean-Pierre Mahé et moi avons ouvert l’introduction aux Écritsgnostiques édités par nous par une réflexion sur «Gnose et gnostiques aux premiers siècles chrétiens»49. Ce qui nous a obligés à prendre position sur des

———–– 45 M.A. WILLIAMS, Rethinking «Gnosticism». An Argument for Dismantling a Dubious

Category, Princeton 1996. 46 Notamment K.L. KING, What is Gnosticism?, Cambridge – London 2003 et les essais

réunis dans A. MARJANEN, ed., Was There a Gnostic Religion, Publications of the Finnish Exegetical Society 87, Helsinki – Göttingen 2005.

47 M. SMITH, «The History of the Term Gnostikos», in B. LAYTON, ed., The Rediscovery of Gnosticism: Proceedings of the International Conference at Yale, New Haven, Connecticut, March 28-31 1978. II. Sethian Gnosticism, Supplements to Numen 41, Leiden 1981, 796-807.

48 Dans M. TARDIEU – J.-D. DUBOIS, Introduction à la littérature gnostique I. Histoire du mot «gnostique», Instruments de travail, Collections retrouvées avant 1945, Initiations au christianisme ancien, Paris 1986.

49 J.-P. MAHÉ – P.-H. POIRIER, «Introduction I. Gnose et gnostiques aux premiers siècles chrétiens», in J.-P. MAHÉ – P.-H. POIRIER, ed., Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, Bibliothèque de la Pléiade 538, Paris 2007, xv-xxix.

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questions que, personnellement, j’avais toujours cherché à éviter. Mais il est un point sur lequel ma conviction — et celle de J.-P. Mahé — est de plus en plus forte, c’est qu’on ne saurait parler, en un sens strict et précis, de «reli-gion» gnostique, comme le faisait Gilles Quispel50 ou, plus récemment, Birger Pearson51. Sur ce point comme sur d’autres, Antonio Orbe a toujours accordé plus d’importance aux textes qu’aux étiquettes, ce qui fait que ses analyses gardent toute leur valeur malgré les débats terminologiques ou idéologiques. Il y aurait sans aucun doute encore beaucoup à dire pour rendre pleinement justice à la contribution d’Antonio Orbe aux études gnostiques et apocryphes. Ces quelques aperçus vous auront cependant convaincus, je l’espère, que, sur plus d’une question débattue, cette contribution fut décisive. Si Orbe mérite de figurer à côté des plus grands spécialistes de la gnose au XXe siècle, comme Gilles Quispel ou Henri-Charles Puech, pour ne nommer que ceux-là, son œuvre est destinée à une plus grande pérennité que celle de certains de ses contemporains dans la mesure où elle est celle d’un historien de la pensée doublé d’un philologue.

Faculté de théologie et de sciences religieuses Paul-Hubert POIRIERet Institut d’études anciennes Pavillon Félix-Antoine-Savard Université Laval 2325, rue des Bibliothèques Québec (Québec) G1V 0A6 (Canada)

———–– 50 G. QUISPEL, Gnosis als Weltreligion, Zürich 1951. 51 B.A. PEARSON, «Gnosticism as a Religion», in A. MARJANEN, ed., Was There a Gnostic

Religion, Publications of the Finnish Exegetical Society 87, Helsinki – Göttingen 2005, 81-101.

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RÉSUMÉ

Cet article présente l’exceptionnelle contribution d’Antonio Orbe aux recherches gnostiques, spécialement valentiniennes, avec une attention particulière attribuée aux cinq volumes de son œuvre maîtresse, les Estudios Valentinianos. Pendant plus de quarante ans, Orbe a mené une analyse rigoureuse des sources hérésiologiques, grecques, latines et coptes, de manière à éclairer la théologie et l’exégèse gnostiques.

Mots-clés: Orbe, gnose valentinienne, sources des études gnostiques

ABSTRACT

This paper presents the unique contribution of Antiono Orbe’s to the Gnostic, and especially Valentinian, research, with a particular attention given to the five volumes of his master-piece, the Estudios Valentinianos. Over more than forty years, Orbe conducted a rigorous analysis of the Gnostic and heresiological sources, Greek, Latin and Coptic, in order to illustrate the Gnostic theology and exegesis.

Keywords: Orbe, Valentinian Gnosis, source documents for Gnostic studies